Entretien avec Stanislas Dehaene publié le 3 février 2014 sur le monde.fr
Propos recueillis par Emma Paoli.
Propos recueillis par Emma Paoli.
Pour le professeur au Collège de France,
psychologue cognitif et neuroscientifique, ce sont les méthodes
d’apprentissage de la lecture qu’il faut revoir afin de lutter contre
l’illettrisme.
Tous les enfants peuvent-ils vraiment apprendre à lire ?
Oui, même les dyslexiques sévères, à
condition de leur proposer un enseignement systématique. Le principe
alphabétique ne va pas de soi. Il faut en enseigner explicitement tous
les détails : la correspondance de chaque lettre ou groupe de lettres
avec un son du langage, la distinction entre voyelle et consonne, le
déroulement du mot de la gauche vers la droite, les lettres muettes, les
terminaisons grammaticales – et cela, avec une progression systématique
du plus simple au plus complexe, et sans jamais proposer à l’enfant de
mots dont on ne lui ait pas enseigné, d’abord, les clés de lecture.
Vos recherches en imagerie
cérébrale démontrent que tous les enfants bénéficient des mêmes
capacités cognitives. Alors, comment expliquer que les élèves issus de
milieux défavorisés ont plus de difficultés que les autres pour
apprendre à lire ?
Les réseaux fondamentaux de la vision et
du langage sont effectivement les mêmes pour tous. Ce qui manque, en
revanche, aux plus démunis, c’est un environnement stimulant. Faute de
livres, leur vocabulaire est réduit. Faute de jeux intelligents, leur
flexibilité cognitive est moindre. Résultat : ils sont plus vulnérables
que les autres aux troubles de l’apprentissage.
Les enseignants font pourtant beaucoup pour eux. Comment peuvent-ils les aider à surmonter ces troubles, notamment en lecture ?
En s’adaptant au fonctionnement cognitif
des élèves. Cela signifie que l’enseignement doit insister sur la
conversion des lettres en sons. Pourquoi ? Parce que quand un enfant
apprend à lire, son cerveau effectue trois étapes. La première consiste à
identifier la séquence de lettres. La deuxième, le décodage de leur
prononciation. Et c’est seulement en dernier qu’intervient le sens. Il
faut attendre plusieurs années avant que la lecture devienne un
automatisme. Seul un lecteur expert passe directement des chaînes de
lettres à leur signification. C’est pourquoi le déchiffrage des lettres,
qui ne devient automatique qu’au bout de deux ou trois ans chez un
enfant, est une étape extrêmement importante. Penser qu’on peut la
court-circuiter afin d’accéder directement au sens des mots, à leur
signification, est une grave erreur. C’est néanmoins ce que proposent
certaines méthodes mixtes.
Mais les méthodes de lecture mises à disposition des enseignants permettent-elles d’avoir la bonne évolution ?
Dans un manuel très populaire l’enfant
doit, dès les premières semaines de CP, différencier un article de
journal d’une poésie, bien qu’il ne sache pas lire. Aberrant également,
les énoncés du type « Je sais déjà lire des mots », où l’élève se réfère
à des illustrations pour trouver les réponses. Cela l’incite à croire
que les mots se devinent. Cela explique la présence de cinq ou six
élèves en échec dans chaque classe de CP, souvent issus d’un milieu
défavorisé. Les autres réussissent parce que leur famille compense les
déficiences de l’école.
Certaines méthodes seraient donc plus adaptées que d’autres au fonctionnement cérébral des enfants ?
Une enquête menée par le sociologue
Jérôme Deauvieau montre que l’utilisation d’un manuel « graphémique »
comme Je lis, j’écris (Les Lettres bleues, 2009) améliore les
performances des élèves de vingt points sur cent. Mais dans le fond, peu
importe que l’enseignant parte des lettres pour composer des syllabes,
ou de mots simples pour les décomposer en lettres. L’important est que
celui-ci explique progressivement les principes du code alphabétique. Ce
qu’il ne faut pas, c’est distraire l’enfant. Or, comme leur nom
l’indique, les méthodes mixtes contiennent une incroyable mixité
d’exercices. Certains sont appropriés, d’autres pas. Et puis, il faut
aussi cesser de politiser les questions de méthode. C’est absurde.
L’apprentissage de la lecture n’est ni de droite ni de gauche. Le
cerveau des enfants fonctionne d’une seule et même façon. Pour délivrer
un enseignement adapté, les profs doivent simplement connaître ce
fonctionnement.
Comment expliquer justement que les enseignants n’aient pas tous connaissance de ce fonctionnement ?
Parce que la science de l’apprentissage
est très peu présente dans leur formation. Beaucoup d’enseignants
ignorent ces étapes par lesquelles un enfant apprend à lire. C’est ce
qui les amène à croire qu’il s’agit d’une opération simple. C’est
normal, puisque chez un adulte, la lecture est un automatisme.
En revanche, il faut remédier à la
méconnaissance qu’ont les enseignants des processus d’apprentissages.
Les profs doivent devenir des experts de la recherche en éducation,
comme leurs homologues finlandais, qui collaborent régulièrement aux
travaux des chercheurs. En Belgique, la dyslexie et la dyscalculie sont
systématiquement détectées. Les enseignants connaissent ces troubles, ne
les nient pas et redoublent d’effort pour que les élèves puissent les
surmonter. Ce n’est pas le cas en France, où on observe souvent un déni
de la réalité scientifique.
Les apports de la science sont néanmoins à l’origine de la réforme des rythmes scolaires…
Oui. L’école de 4,5 jours est plus
respectueuse des rythmes d’apprentissage de l’enfant. Depuis cinquante
ans, les recherches montrent qu’il vaut mieux répartir un cours d’une
heure en quatre petites leçons de quinze minutes plutôt que de le
dispenser d’un coup. Le mécanisme est simple. Chaque jour, vous
accumulez des connaissances et chaque nuit, ou à chaque sieste, vous les
consolidez. Plus il y a d’alternance entre apprentissage et sommeil,
mieux fonctionne la mémoire ! Et chez les enfants hyperactifs et qui
souffrent de troubles de l’attention, allonger la période de sommeil
constitue souvent un excellent remède !