- Écrit par Magali Gaubert
Discours de la non-méthode (de lecture)
À l’occasion de constats sur la faillite
républicaine de l'École, souffle un léger vent de transmission qui
semble rafraîchir jusqu'aux cimes du ministère… Face à une école
perpétuellement rénovante du socle, du numérique, des compétences
transversales, des diverses éducations à..., du projet éducatif
territorial et autres ateliers TAP, Natacha Polony, Jean-Paul
Brighelli, la professeur Fanny Capel, avocats de la transmission,
plaident pour l'instruction émancipatrice portée par les Lumières : « aucune valeur ne peut se transmettre sur un socle d'ignorance »[1]. Or, même à l'heure des communications démultipliées, la lecture demeure le premier viatique de l'instruction.
À la fin de l'école primaire, un élève
sur cinq maîtrise mal la lecture, et la pesanteur sociale s'est encore
alourdie dans cette difficulté. On connaît déjà sur le bout des doigts
la liste des facteurs d'échec externes à l'école (inégalités diverses,
écoles sans mixité sociale, miroirs de leurs territoires...), répertoire
auquel viennent s'ajouter les inachèvements de la jeune génération
écrans et tablettes. D'autres freins à l'efficacité scolaire, pas
toujours analysés, viennent des conditions concrètes échues à la classe
(effectifs dignes du métro à l'heure de pointe, aide parcimonieuse pour
les élèves en difficulté, hétérogénéité incompatible avec des classes
bondées, rendue ingérable par l'inclusion à tout va). Mais répertorier
ces fardeaux, indéniablement accablants, ne dispense pas d'examiner les
causes pédagogiques de cet échec, et d'aller voir de près ce qui se
trame au CP en lecture.
Pourquoi poser la question des méthodes
de lecture ? Non parce que le plan pédagogique est le seul à notre
portée, et qu'à nous, les professeurs, ne resterait plus qu'à nous
replier sur cette portion congrue, en suant sang et eau pour nous
adapter à toujours plus de conditions et d'innovations délétères, en
écopant le navire à la petite cuillère. Mais parce que des méthodes
efficaces sont un levier aussi important que celui des moyens alloués,
du fonctionnement des écoles. Si l'école est destinée à être une école
de la langue, de l'écrit, cette question est même déterminante, comme
première fondation et condition de possibilité de cette école de
l'écrit.
Cet examen est d'autant plus vital
qu'après le CE1, entre nous, dans le cas où vous n'auriez point encore
reçu la grâce d'être un lecteur accompli, votre carrière d'élève aura
toutes les allures d'un lent purgatoire... Vous allez vous débattre avec
des textes de plus en plus longs et complexes en tentant de vous
raccrocher à des bribes. Tout ce qui pourra vous être prescrit alors, ce
sont des analgésiques. Mais vous soigner, on pourra plus vraiment.
Votre handicap, vous allez vous le traîner. Les sociologues appellent ça
sceller votre destin scolaire.
La querelle des méthodes de lecture est loin d'être enterrée...
Nageant dans le fantasme d'« enseigner autrement
», dans les eaux troubles du progressisme pédagogique, l'étau longtemps
étroit de ces questionnements s'est enfin quelque peu desserré, en
adoptant le point de vue de l'efficacité scolaire. Deux journaux de
bords opposés, école à la une, déplorent en chœur la baisse du temps
consacré aux fondamentaux[2] et d'une même voix soulèvent le lièvre de la lecture : Marianne[3] fustige les méthodes semi-globales, quand Le Point[4]
porte au pinacle la méthode syllabique. Et tous deux de se référer à
Stanislas Dehaene, défenseur neurologique de la méthode alphabétique –
peut-être seule une parole scientifique est-elle encore audible sur ce
sujet.
Majoritairement utilisées dans les classes de CP, les méthodes de lecture dites mixtes sont aux méthodes semi-globales ce que « le référentiel bondissant » est au ballon, la « compétence en creux
» à la mauvaise note. Pourtant, si avec ces méthodes, l'enseignement de
la lecture s'est profondément égaré, peu de voix se pressent pour
démêler l'écheveau de ce terrain mouvant, d'apparence rebattue. Terrain
encore plus miné après le tollé et le raté de la circulaire de Robien.
Après que le Snuipp, ce sniper prêt à dégainer à la vue de toute forme
d’instruction, cet organisme hybride, mi-syndicat, mi-fantôme de l'IUFM,
eût poussé des cris d'indignation en découvrant bafouée sa virginale
pureté didactique, drapée dans le tabou de la liberté pédagogique
des enseignants. Un slogan au confort éprouvé quand il fait corps sans
réserve avec l'attachement aux dogmes et formations en place, flirte
avec le syndrome de Stockholm et achève de noyer le poisson – et en
l'occurrence, le poisson, c'est l'élève.
Quant au ministère, il vient de laisser
transparaître un léger doute sur l'efficacité optimale de la lecture au
CP et au CE1 – en confortant le premier scepticisme venu de la DEPP[5]. L'une des mesures de la « grande mobilisation » avance même :
« La DGESCO mobilisera son conseil scientifique pour rendre accessible aux acteurs de terrain les résultats de recherches et d'expérimentations en France et à l'étranger, notamment sur l'apprentissage de la lecture et la compréhension de l'écrit (…) et promouvoir les recherches et expérimentations intégrant un suivi des pratiques ainsi promues. »[6].
Autrement dit, on essaie de s'acheminer
par un biais objectif, dépassionné, pragmatique, sur la voie des
méthodes de lecture efficaces, en recherchant une certaine adhésion,
sans avoir l'air de chanter la palinodie ni susciter ire des pédagos,
rejet des « acteurs de terrain ». Ces quelques lignes ne sont
pas sans nous inspirer les plus fols espoirs... Lecture efficace, mais
aussi instruction, culture de l'écrit seraient réhissées sur le socle de
l'École. On infligerait la laïcité aux clergés pédagos qui régentent la
bonne morale de l'institution. Saint Meirieu ferait acte de repentance,
et tous nos élèves sauraient lire à la fin du CP…
Les illettrés scolaires
L'année passée déjà, Alain Bentolila,
cardinal romain édictant le droit canon didactique, sans nul doute
taraudé par la culpabilité d'avoir commis deux méthodes de lecture au
CP, dressait un constat désenchanté, dans lequel on ne peut s'empêcher
de voir le premier coming-out de l'institution. Nous sommes affligés de « cohortes d'illettrés d'un nouveau type », qui « sont passés d'un déchiffrage maladroit à un irrespect total du texte », qui « jettent l'auteur aux oubliettes pour affirmer la toute-puissance de leur imagination ». Qui ont « noué avec l'écrit un malentendu infiniment plus grave. »[7]. Ô, Saint Bentolila, daigne voler à notre secours ! Car oui, nos élèves sont des « serials devineurs », et un sur cinq aujourd'hui, contre un sur dix il y a dix ans, reste un vil lecteur en quittant le CM2[8]...
Courage, faute avouée est à moitié pardonnée. Car tu as compris
maintenant, cela transpire dans chaque ligne de ta tribune : quelle est
donc cette « supercherie » qui consiste à « faire croire à un enfant qu'il sait lire alors qu'il ne possède aucune autonomie de lecture » ?
Comble de l'infortune, même aux tests de
l'armée, le problème est patent... Hélas, à 17 ans passés, il devient
fort peu crédible que vous ayez encore tout le parcours curriculaire
pour apprendre à lire. Et si les tests de PISA, PIRLS, soumettent un
texte à comprendre, sans rien nous dire du niveau de lecture effective, à
la Grande Muette, ils ont sous le boisseau des épreuves de lecture qui
savent vous trier le bon grain de l'ivraie sans bienveillance aucune.
Pour ces mauvais lecteurs – un sur cinq –, la lecture demeure « laborieuse », «
les composants fondamentaux de la lecture sont déficitaires ou
partiellement déficitaires », avec un « mécanisme de traitement des mots
(...) déficient ». Ils parviennent à lire la moitié des vingt mots qu’on leur présente et même l'élite des « lecteurs médiocres » a une vitesse de déchiffrage encore lente[9].
L'ADN du piètre lecteur a parlé. La compréhension n'est donc point
seule en cause, c'est bien de lecture courante dont nous parlons, d'un
déchiffrage malaisé, mal acquis. Et certes, en CE2, en CM1, les
graphèmes complexes semblent frôler le jamais vu. « Tir » et « tri
»? Du pareil au même. D et b ? Pourquoi donc avoir fait deux lettres ?
Et vas-y que je bute sur les mots compliqués, que je te les réinvente
d'après le début. Des as pour localiser la première lettre d'un mot.
Mais pour lire le mot grimper, ils doivent vraiment
s'accrocher, déchiffrer un texte de plus de quelques lignes relève de
l'alpinisme, et pour pallier cette faiblesse, ils sont passés maîtres
dans l'art de la divination.
Mais quelle mouche a piqué nos élèves de CP ?
Ce qu'on dénomme généralement méthode
mixte, c'est une méthode qui fait un peu de déduction, un peu de
reconnaissance globale, un peu de déchiffrage. Pas besoin de savoir
déchiffrer tous les mots, c'est « direct » le sens comme disent nos
élèves aux compétences coincées en travers de la gorge. Quant aux
méthodes alphabétiques ou « explicites », il y en a tout un spectre :
elles reposent sur la bonne maîtrise des graphèmes, l'acquisition du
déchiffrage vers la lecture fluide, la lecture à haute voix exacte.
Étrangement, l'armée des évaluateurs ne s'est guère emparée de la réalité des pratiques de lecture au CP.
Une étude unique de l'institution dans
les années 90 recense ces pratiques, corroborée par deux sondages
d'associations (2006, 2010) et l'enquête de terrain du sociologue Jérôme
Deauviau (2013) : les méthodes mixtes de lecture font salle comble au
CP. Moins d'un professeur sur dix a choisi une méthode alphabétique.
L'inexistence d'enquêtes en France sur leur efficacité comparée a de quoi émerveiller.
Seule la récente étude française de J. Deauviau s'est penchée sur la question, pour conclure à l'importance « considérable
» du manuel, indépendamment du savoir-faire du maître, et à une
supériorité des méthodes alphabétiques, notamment avec les élèves de
milieux populaires[10].
Écoliers anglais et français ont à
franchir un même obstacle, en la formation graphémique de leurs langues.
Notons bienveillamment qu’avec ses 130 graphèmes pour 34 phonèmes, le
français n’était sans doute pas assez complexe : on apprend donc depuis
2013 l’anglais au CP une heure trente par semaine, une langue qui offre
au jeune enfant bien plus de possibilités d’amusement avec ses 1120
graphèmes pour 40 phonèmes. Quant à la littérature anglo-saxonne, elle
abonde en faveur des méthodes alphabétiques. En 1999, le National Reading Panel
américain rassemble des dizaines d'enquêtes, dont les résultats sont
sans appel pour une meilleure efficacité des méthodes alphabétiques, y
compris en compréhension, et en particulier pour les élèves de milieux
défavorisés, là encore. C'est donc à l'aune du manque français
d'enquêtes qu'on peut apprécier le changement de perspective d'une
DGESCO tournée vers des pratiques éprouvées, preuves à l'appui.
À un siècle d'intervalle, forte de sa
victoire sur l'analphabétisme, la méthode alphabétique semble nous
renvoyer l'écho persistant d'un défi...
Quand une génération utopiste se mue en cadres du ministère
En vigueur jusqu'en 1972, les
instructions de 1923 déclinent l'apprentissage de la lecture en trois
étapes. La lecture à haute voix amène à la compréhension. Au CP, le
mécanisme de lecture, vers la lecture courante, par les méthodes
alphabétiques de lecture-écriture ; au CE la « lecture courante » (déchiffrage fluide). Au CM, la « lecture expressive », témoin et moyen de la compréhension, à l'aide de la « lecture expliquée ».
Les instructions de 1972 font table rase
des méthodes d'apprentissage des « héritiers ». Les méthodes
traditionnelles de lecture sont vilipendées comme basse mécanique sans
compréhension, comparées au travail de l'ouvrier à la chaîne. Le lecteur
expert rapide, qui reconnaît d'emblée les mots, est pris comme modèle
de l'apprentissage de la lecture. La lecture à haute voix est bannie au
profit de la lecture silencieuse censée conduire directement au sens.
Les troupes ne sautèrent guère d'enthousiasme devant cette révolution… «
On a demandé à l'ensemble des instituteurs de reprendre à leur compte
les pratiques professionnelles de ceux qui ne représentaient alors
qu'une faible minorité de la profession. Les difficultés de cette
entreprise ont conduit ultérieurement l'Etat à atténuer la prescription
politique centralisée (…), au profit d'une prescription de terrain
assurée par la hiérarchie. »[11] Rachel Boutonnet, jeune institutrice en 2001, aura beau « recouvrir de papier kraft les manuels
» de ses élèves achetés sur ses deniers, elle aura maille à partir avec
sa hiérarchie. Cette dernière tombe des nues en découvrant la méthode
antédiluvienne qu'elle croyait éradiquée, ce suppôt reliquaire de la
IIIe République (Journal d'une institutrice clandestine, 2003). Hiérarchies locales et « stages de recyclage »
imposent à l'ensemble d'une profession perplexe des pratiques vouées à
la marginalité du militantisme pédagogique. La sentence « lire, c'est comprendre »
est martelée aux enseignants, devenant passe-droit pédagogique. Des
pratiques se voulant émancipatrices ne sont donc diffusées que par la
mise au pas des instituteurs, la mainmise sur leur formation. Création
des IUFM, renouvellement des professeurs, formation continue achèvent
d'éroder la chaîne de transmission. Repères et tours de main boient
l'eau du Léthé.
Les méthodes mixtes contaminent petit à
petit l'atmosphère à partir des années 1970. Coïncidence malencontreuse,
on retrouve une dizaine d'années après leur massification (années
1980), une lecture déficiente lors des évaluations PISA à 15 ans[12], ou de la journée de défense à 17 ans (fin des années 1990, et années 2000).
Ancien recteur de l'épineuse académie de Créteil, Jean-Michel Blanquer tempête :
C'est en toute connaissance de cause qu'une partie de l'Inspection générale du premier degré et de la caste de ceux qui s'étaient créé un magistère d'influence à travers la formation des maîtres a persévéré dans l'erreur pour ne pas avoir à se déjuger. Cet entêtement a eu des conséquences dramatiques sur le niveau de lecture des élèves en France depuis trente ans et peut être considéré comme étant à la source d'autres dégradations pédagogiques et éducatives. (Blanquer, L'École de la vie, 2014)
Depuis, les programmes de 1995, 2002,
2008, ont semblé opérer un rééquilibrage, recommandant une juste
synthèse entre le code (le déchiffrage) et le sens. Bref tout ce qui
constitue sans les nommer les méthodes mixtes. Plus de chasses aux
sorcières, mais des pratiques et des formations bien incrustées au bout
de trente ans...
Si l'on estime qu'un métier est fait de
ses conditions d'exercice, mais aussi de son sens, de la maîtrise des
outils propres à ce métier, la dégradation des conditions de travail de
l’enseignant n'est donc pas simplement matérielle, mais est bien aussi
altération pédagogique : des profs d’école désinformés, dépossédés des
repères de base de l'artisanat du métier, jonglant dans l'avalanche des
matières prioritaires, soumis à la logique du travail d'équipe et des
projets d'école. Des instituteurs privés de la maîtrise des outils
propres à leur métier : outils de transmissions, ensemble de pratiques,
jalons, us et usages, occultés sans qu'y supplée l'accès à des données
actuelles et pertinentes. Si le prolétaire, c'est celui qui ne possède
pas son outil de travail, le métier d'enseignant a donc bien été
prolétarisé, au niveau moral, spirituel, symbolique, dans l'énergie
dépensée en vain, dans le cœur et le sens du métier. Lors du Printemps
pragois, les dissidents tchèques se réclamèrent d'un droit à l'héritage
de leur patrimoine culturel. La profession aurait de quoi s'en inspirer,
et s'y adjoindre un droit d'inventaire.
Le douteux compromis des méthodes mixtes
En septembre, la moitié de cette classe de CE1 de ZEP ne sait pas encore lire. « Ils ont tout le cycle 2 pour apprendre à lire
» assure leur maîtresse, qui est aussi formatrice. La séance de lecture
débute : la classe est plongée dans le noir. Au tableau est projetée
l’illustration de l’album lu en classe : les élèves décrivent les
images, imaginent la suite de l’histoire. Puis la maîtresse dévoile le
texte, entoure les mots que les enfants auront reconnus ou trouvés.
Au cours d'étranges dialogues, la maîtresse se contorsionne pour que
les élèves aient l'air de déduire les mots dans une démarche « hypothético-déductive », en s'appuyant sur différents « indices » : illustration, anticipation de l'histoire, correction syntaxique, lettres reconnues, syllabes lues, mots déjà mémorisés.
De septembre à octobre (voir encore plus longtemps...), les enfants apprennent à reconnaître un « capital de mots-clefs » (qui reviennent souvent dans l’histoire), et des « mots-outils
» (articles, adverbes fréquents...). Parallèlement, ils démarrent
l’apprentissage du code, au rythme d’un ou deux sons par semaine. Après
sa « découverte », le texte sera « réapproprié », c'est-à-dire mémorisé, soit en partie par ses « mots-clefs », soit en entier à force d'être relu. Il faut avoir vu un jeune apprenti lecteur « lire
» les yeux au ciel, ou pour retrouver un mot, repartir du début en
récitant son texte d'une voix assurée ! Ce qui nous ramène à
l'apprentissage de la lecture des jésuites, qui faisaient apprendre par
cœur les saints textes, en faisant pointer les mots du doigt...
D'une part, le démarrage des méthodes
mixtes est forcément global : les élèves sont confrontés dès le début à
des phrases, qu'ils ne peuvent déchiffrer. D'autre part les élèves
seront en fait contraints de supputer les mots une très grande partie de
l'année car les graphèmes des mots présentés n'auront pas tous été
encore étudiés : la méthode mixte est étrangère à l'idée de mots déchiffrables. Le texte restera longtemps un puzzle éclaté : mots réellement déchiffrables, mots à « reconnaître », mots à déduire, avec un cocktail de ces trois entrées pour nombre de mots.
Malgré les variantes, et même si le
maître fait un peu plus de code, c'est toujours la même logique qui
opère. À chaque texte, l’enfant est confronté à l'épreuve de haute
voltige qui consiste à jongler entre différentes pistes de lecture. Un
exercice intellectuel épuisant, stérile, néfaste. Comme si un adulte
francophone et baragouinant l’anglais lisait un texte où sur trois mots,
l'un serait en français, l'autre en anglais, et le dernier sous forme
de dessin. Un enfant avancé dans l’apprentissage de la lecture peut
encore parvenir à s'en débrouiller. Mais l’enfant fragile en français,
face au mot, ne sait quelle voie emprunter tandis que s'embrume son idée
de la lecture. Qu'il faut avoir entendu d'histoires pour en anticiper
le déroulement… Le recours à une syntaxe correcte est aussi hasardeux.
Comment le jeune enfant aurait-il le repère de ce qui se dit… à l’écrit,
alors qu’il ne lit pas encore ? C’est pourquoi ne s'en sortent ici que
les enfants déjà équipés d'un bon bagage linguistique et culturel.
Encore cette réussite n'est-elle que fort relative...
On plonge donc l’enfant dans un rapport à l’écrit fait d'une incertitude permanente qui devient une seconde nature. Appelée « lecture-devinette », cette lecture se manifeste dans ses effets comme une lecture-compensation.
Des habitudes bien caractéristiques et reconnaissables perdurent dans
les grandes classes et même chez les bons élèves : présumer des mots
inconnus ou rebutants d'après leur début, se figurer qu'on sait déjà ce
qui est dans le texte, le zapper, reconstruire un scénario qui prend
beaucoup de libertés avec son original, ne plus savoir faire la
différence entre ce qu'on comprend, et ce qu'on ne comprend pas.
Lire, ce n’est pas qu’anticiper, c’est
se faire la surprise. Pourquoi lire si tout est déjà dans ma tête, si ce
n’est pas pour être suspendu aux lèvres, être réceptif à une altérité ?
Alphabétique, graphémique, le français
ne peut s'enseigner ni comme une langue basée sur les idéogrammes, ni
comme une langue où un seul graphème est associé à un seul son.
Maltraitée, dénaturée, la langue résiste et se dérobe à l'enfant...
L'illustration ne vient plus simplement
offrir une respiration au texte, mais en devient l'indispensable
complément, sans lequel le texte n'a plus de sens en lui-même. Le texte
apparaît comme avorté sans l’image, son doublon dans lequel les mots ont
eux-mêmes un statut d’images à décrire et photographier. Alors que lire
devrait constituer un point de rupture par rapport à la perception des
images, un saut cognitif dans le développement de l’enfant, le texte
sera à ses yeux un écran comme un autre, dont on se fait une idée par «
zapping ».
Cet égarement en lecture se fait témoin
et première marche d'un enseignement appauvri en canaux sensoriels,
dématérialisé, où le visuel s'est mis à prédominer, au détriment de la
langue, de l'auditif et du geste d'écriture. Un enseignement où l'écrit
devient une ressource parmi d'autres, alors que l'école est cette
institution spécifique de transmission de l'écrit. Car atteindre le
seuil d'aisance de l'écrit est une conquête exigeant des heures dédiées
d’entraînement. Car l'écrit, corps de la pensée et corpus d'auteurs,
offre, support à nul autre pareil, prises dans l'escalade de la pensée,
vue d'ensemble du panorama, à propos et finesse du propos, et se donne
comme matière malléable, à manipuler dans le va et viens, le retour à
soi.
ABCD des méthodes alphabétiques
A/ Ni déduits, ni reconnus, les mots
sont lus, c'est-à-dire déchiffrés. Pour ce faire, tous les mots
présentés sont déchiffrables, et seul le déchiffrage assure l'exactitude
de la lecture.
B/ On acquiert le mécanisme
intensivement, jusqu'à dompter l'obstacle de la langue. Suivra
l'ascension jusqu'à la lecture courante, fluide, qui assied la
compréhension.
C/ On lit le mot, puis on relit jusqu'à
l'aisance de la prononciation, et on le comprend alors tout aussi bien
qu'on le parle, si on connaît le mot : l'oralisation précède la
compréhension – avant de fusionner. On n’en reste pas à ânonner,
caricature assimilant toute une méthode au « premier jet » de lecture,
au brouillon vocal du jeune enfant.
D/ Lecture et écriture s’apprennent d’un
même mouvement, auquel se joint prononciation. C'est pourquoi on
parlait de méthodes de lecture-écriture simultanée, qui mettent en
synergie les différents sens du dire-lire-écrire.
Compréhension : la mauvaise réputation
La méthode alphabétique est très loin de
se résumer aujourd'hui à la désuète méthode Boscher... Jusqu'à une
période récente, le choix de manuels offrant des textes de qualité est
resté très restreint, et l’éventail est encore mince…
Quant à la compréhension, la quête
effrénée du sens a fait oublier qu’une bonne lecture expressive peut
parfois suffire à rendre intelligible déroulement et détails. De même le
déchiffreur non compreneur, enlisé dans la mécanique, est aussi cet
enfant qui n'a pu lier les différents sens du lire-écrire, qui n'entend
pas sa voix quand il lit. Il n'a pu intégrer la lecture à haute voix,
pour intérioriser petit à petit cette voix, et déconnecte ce qu'il voit
et ce qu'il entend. Ce peut être aussi cet enfant qui a besoin d'écrire
pour apprendre à lire. D'où l'intérêt des approches syllabiques, qui
entrelacent les sens du lire-écrire, répondent aux différents
tempéraments cognitifs des jeunes enfants là où ils en sont dans leur
développement : les écriveurs, les écouteurs, les visuels, et ceux qui
ont besoin de tout lier... Leurs perceptions sont à ouvrir, réveiller,
affûter : une méthode uniquement visuelle les éteint. L'oreille se
renfrogne, la main reste malhabile, la voix intérieure se fige. L'enfant
se ferme à l'écrit, ne le perçoit, ni le reçoit. L'injonction de « lire dans sa tête », et non en oralisant, est à cet égard particulièrement fermante.
Enfin, quel est le rapport aux mots
inconnus généré par les deux méthodes ? L’enfant de CP tombe dans sa
lecture sur un mot inconnu, par exemple : « souffre ». Habitué à la
lecture-compensation, un enfant va très souvent hésiter, ou bien
rectifier ce mot en mot connu : selon le contexte, « souffle » ou
« sourd ». En revanche, l'enfant habitué à déchiffrer n'importe quel
mot, certain que son habileté ne lui fera pas défaut, lira sans
sourciller « souffre » et sera en mesure de s'étonner du mot, d'aller
au-devant des mots nouveaux, et d'en faire une récolte fructueuse.
Savoir lire, c'est donc acquérir ce pouvoir de lire des mots inédits, et
ainsi entrer dans un cercle vertueux, qui accroît le vocabulaire, et
par là même, la compréhension.
Si on alliait les résultats des
recherches et expérimentations en compréhension de lecture (textes
courts, acquisition du lexique, explicite et implicite...) à la richesse
thésaurisée des pratiques héritées, on serait en mesure d'obtenir des
méthodes d'une certaine efficacité... Dont on pourrait user avec
prodigalité quinze heures par semaine au lieu des chiches dix heures
actuelles...
Vers une révolution de velours en lecture ?
Le terme « mixte » fleure bon la mixité, le progrès, l'équilibre, l'égalité, mais se révèle de facto
comme méthode inégalitaire. Les effets secondaires des méthodes mixtes
seront moins dommageables pour les enfants à l’aise avec les sonorités
de la parole, dotés d'un bagage étoffé de mots, qu'on mènera sans
tergiverser à l’orthophoniste, aux parents en mesure de leur apprendre à
lire...
Quel gâchis que les méthodes
alphabétiques, certes ancrées historiquement, certes perfectibles, aient
été reléguées au musée du conservatisme, malgré leur portée
émancipatrice et égalitaire. Sur des bases faussées, sans éclairage,
l'instituteur le plus émérite perd son latin et exerce bien
laborieusement sa liberté pédagogique. Liberté qui ne sera que lettre
morte tant que les enseignants n'auront accès par la voie
institutionnelle ni à leur patrimoine pédagogique, ni aux travaux
récents de la recherche.
Institutrice en CE1, dans le Val-de-Marne. Elle a enseigné 5 ans au CP.
(Version complète à paraître dans la revue Medium en mai 2015)
[1] Fanny Capel, « Aucune valeur ne peut s’enraciner sur un socle d’ignorance » dans « Marianne » du 22 janvier 2015.
[2]
Jusqu'en 1969, les élèves de CP avaient 15 heures de français par
semaine (selon les IO de 1956); aujourd'hui, ils en ont 10 heures
hebdomadaires (selon les programmes 2008). Dans des proportions
moindres, on peut noter aussi pour les classes suivantes une baisse des
horaires de français depuis 1969. Voir l’article « Le petit musée des horaires »
[3] « Marianne », n° 921 du 12 au 18 décembre 2014.
[4] « Le Point », n° 2211 du 22 janvier 2015.
[5] DEPP, note d’information 2014 : « Evolution des acquis au début du CE2 entre 1999 et 2013 »
[6] Ministère de l'Éducation nationale, « Grande mobilisation de l'École pour les valeurs de la République » (125 janvier 2015), mesure 6 .
[7] « L’Express » du 21 janvier 2014 : « Apprendre à lire: en finir avec les faux semblants »
[8] DEPP, note 08-38 « Lire, écrire, compter, les performances des élèves de CM2 à vingt ans d’intervalle 1987-2007 ».
[9] DEPP, note n°12 (avril 2014) « Journée Défense et citoyenneté 2013 » .
[10] Jérôme Deauviau, rapport de recherche « Lecture au CP : un effet manuel considérable » (novembre 2013)
[11] Roland Goigoux, L'évolution de la prescription adressée aux instituteurs : l'exemple de la lecture entre 1972 et 2002, IUFM d'Auvergne, 2002, p.8.
[12] Pour un exemple concret des difficultés de lecture à quinze ans, voir notre article « L’avare et son lingot d’or »