jeudi 5 février 2015

La vérité sur les illettrés scolaires

Discours de la non-méthode (de lecture)
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À l’occasion de constats sur la faillite républicaine de l'École, souffle un léger vent de transmission qui semble rafraîchir jusqu'aux cimes du ministère… Face à une école perpétuellement rénovante du socle, du numérique, des compétences transversales, des diverses éducations à..., du projet éducatif territorial et autres ateliers TAP, Natacha Polony, Jean-Paul Brighelli, la professeur Fanny Capel, avocats de la transmission, plaident pour l'instruction émancipatrice portée par les Lumières : « aucune valeur ne peut se transmettre sur un socle d'ignorance »[1]. Or, même à l'heure des communications démultipliées, la lecture demeure le premier viatique de l'instruction.
À la fin de l'école primaire, un élève sur cinq maîtrise mal la lecture, et la pesanteur sociale s'est encore alourdie dans cette difficulté. On connaît déjà sur le bout des doigts la liste des facteurs d'échec externes à l'école (inégalités diverses, écoles sans mixité sociale, miroirs de leurs territoires...), répertoire auquel viennent s'ajouter les inachèvements de la jeune génération écrans et tablettes. D'autres freins à l'efficacité scolaire, pas toujours analysés, viennent des conditions concrètes échues à la classe (effectifs dignes du métro à l'heure de pointe, aide parcimonieuse pour les élèves en difficulté, hétérogénéité incompatible avec des classes bondées, rendue ingérable par l'inclusion à tout va). Mais répertorier ces fardeaux, indéniablement accablants, ne dispense pas d'examiner les causes pédagogiques de cet échec, et d'aller voir de près ce qui se trame au CP en lecture.
Pourquoi poser la question des méthodes de lecture ? Non parce que le plan pédagogique est le seul à notre portée, et qu'à nous, les professeurs, ne resterait plus qu'à nous replier sur cette portion congrue, en suant sang et eau pour nous adapter à toujours plus de conditions et d'innovations délétères, en écopant le navire à la petite cuillère. Mais parce que des méthodes efficaces sont un levier aussi important que celui des moyens alloués, du fonctionnement des écoles. Si l'école est destinée à être une école de la langue, de l'écrit, cette question est même déterminante, comme première fondation et condition de possibilité de cette école de l'écrit.
Cet examen est d'autant plus vital qu'après le CE1, entre nous, dans le cas où vous n'auriez point encore reçu la grâce d'être un lecteur accompli, votre carrière d'élève aura toutes les allures d'un lent purgatoire... Vous allez vous débattre avec des textes de plus en plus longs et complexes en tentant de vous raccrocher à des bribes. Tout ce qui pourra vous être prescrit alors, ce sont des analgésiques. Mais vous soigner, on pourra plus vraiment. Votre handicap, vous allez vous le traîner. Les sociologues appellent ça sceller votre destin scolaire.

La querelle des méthodes de lecture est loin d'être enterrée...

Nageant dans le fantasme d'« enseigner autrement », dans les eaux troubles du progressisme pédagogique, l'étau longtemps étroit de ces questionnements s'est enfin quelque peu desserré, en adoptant le point de vue de l'efficacité scolaire. Deux journaux de bords opposés, école à la une, déplorent en chœur la baisse du temps consacré aux fondamentaux[2] et d'une même voix soulèvent le lièvre de la lecture : Marianne[3] fustige les méthodes semi-globales, quand Le Point[4] porte au pinacle la méthode syllabique. Et tous deux de se référer à Stanislas Dehaene, défenseur neurologique de la méthode alphabétique – peut-être seule une parole scientifique est-elle encore audible sur ce sujet.
Majoritairement utilisées dans les classes de CP, les méthodes de lecture dites mixtes sont aux méthodes semi-globales ce que « le référentiel bondissant » est au ballon, la « compétence en creux » à la mauvaise note. Pourtant, si avec ces méthodes, l'enseignement de la lecture s'est profondément égaré, peu de voix se pressent pour démêler l'écheveau de ce terrain mouvant, d'apparence rebattue. Terrain encore plus miné après le tollé et le raté de la circulaire de Robien. Après que le Snuipp, ce sniper prêt à dégainer à la vue de toute forme d’instruction, cet organisme hybride, mi-syndicat, mi-fantôme de l'IUFM, eût poussé des cris d'indignation en découvrant bafouée sa virginale pureté didactique, drapée dans le tabou de la liberté pédagogique des enseignants. Un slogan au confort éprouvé quand il fait corps sans réserve avec l'attachement aux dogmes et formations en place, flirte avec le syndrome de Stockholm et achève de noyer le poisson – et en l'occurrence, le poisson, c'est l'élève.
Quant au ministère, il vient de laisser transparaître un léger doute sur l'efficacité optimale de la lecture au CP et au CE1 – en confortant le premier scepticisme venu de la DEPP[5]. L'une des mesures de la « grande mobilisation » avance même :
« La DGESCO mobilisera son conseil scientifique pour rendre accessible aux acteurs de terrain les résultats de recherches et d'expérimentations en France et à l'étranger, notamment sur l'apprentissage de la lecture et la compréhension de l'écrit (…) et promouvoir les recherches et expérimentations intégrant un suivi des pratiques ainsi promues. »[6].
Autrement dit, on essaie de s'acheminer par un biais objectif, dépassionné, pragmatique, sur la voie des méthodes de lecture efficaces, en recherchant une certaine adhésion, sans avoir l'air de chanter la palinodie ni susciter ire des pédagos, rejet des « acteurs de terrain ». Ces quelques lignes ne sont pas sans nous inspirer les plus fols espoirs... Lecture efficace, mais aussi instruction, culture de l'écrit seraient réhissées sur le socle de l'École. On infligerait la laïcité aux clergés pédagos qui régentent la bonne morale de l'institution. Saint Meirieu ferait acte de repentance, et tous nos élèves sauraient lire à la fin du CP…
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Les illettrés scolaires

L'année passée déjà, Alain Bentolila, cardinal romain édictant le droit canon didactique, sans nul doute taraudé par la culpabilité d'avoir commis deux méthodes de lecture au CP, dressait un constat désenchanté, dans lequel on ne peut s'empêcher de voir le premier coming-out de l'institution. Nous sommes affligés de « cohortes d'illettrés d'un nouveau type », qui « sont passés d'un déchiffrage maladroit à un irrespect total du texte », qui « jettent l'auteur aux oubliettes pour affirmer la toute-puissance de leur imagination ». Qui ont « noué avec l'écrit un malentendu infiniment plus grave. »[7]. Ô, Saint Bentolila, daigne voler à notre secours ! Car oui, nos élèves sont des « serials devineurs », et un sur cinq aujourd'hui, contre un sur dix il y a dix ans, reste un vil lecteur en quittant le CM2[8]... Courage, faute avouée est à moitié pardonnée. Car tu as compris maintenant, cela transpire dans chaque ligne de ta tribune : quelle est donc cette « supercherie » qui consiste à « faire croire à un enfant qu'il sait lire alors qu'il ne possède aucune autonomie de lecture » ?
Comble de l'infortune, même aux tests de l'armée, le problème est patent... Hélas, à 17 ans passés, il devient fort peu crédible que vous ayez encore tout le parcours curriculaire pour apprendre à lire. Et si les tests de PISA, PIRLS, soumettent un texte à comprendre, sans rien nous dire du niveau de lecture effective, à la Grande Muette, ils ont sous le boisseau des épreuves de lecture qui savent vous trier le bon grain de l'ivraie sans bienveillance aucune. Pour ces mauvais lecteurs – un sur cinq –, la lecture demeure « laborieuse », « les composants fondamentaux de la lecture sont déficitaires ou partiellement déficitaires », avec un « mécanisme de traitement des mots (...) déficient ». Ils parviennent à lire la moitié des vingt mots qu’on leur présente et même l'élite des « lecteurs médiocres » a une vitesse de déchiffrage encore lente[9]. L'ADN du piètre lecteur a parlé. La compréhension n'est donc point seule en cause, c'est bien de lecture courante dont nous parlons, d'un déchiffrage malaisé, mal acquis. Et certes, en CE2, en CM1, les graphèmes complexes semblent frôler le jamais vu. « Tir » et « tri »? Du pareil au même. D et b ? Pourquoi donc avoir fait deux lettres ? Et vas-y que je bute sur les mots compliqués, que je te les réinvente d'après le début. Des as pour localiser la première lettre d'un mot. Mais pour lire le mot grimper, ils doivent vraiment s'accrocher, déchiffrer un texte de plus de quelques lignes relève de l'alpinisme, et pour pallier cette faiblesse, ils sont passés maîtres dans l'art de la divination.
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Mais quelle mouche a piqué nos élèves de CP ?

Ce qu'on dénomme généralement méthode mixte, c'est une méthode qui fait un peu de déduction, un peu de reconnaissance globale, un peu de déchiffrage. Pas besoin de savoir déchiffrer tous les mots, c'est « direct » le sens comme disent nos élèves aux compétences coincées en travers de la gorge. Quant aux méthodes alphabétiques ou « explicites », il y en a tout un spectre : elles reposent sur la bonne maîtrise des graphèmes, l'acquisition du déchiffrage vers la lecture fluide, la lecture à haute voix exacte.
Étrangement, l'armée des évaluateurs ne s'est guère emparée de la réalité des pratiques de lecture au CP.
Une étude unique de l'institution dans les années 90 recense ces pratiques, corroborée par deux sondages d'associations (2006, 2010) et l'enquête de terrain du sociologue Jérôme Deauviau (2013) : les méthodes mixtes de lecture font salle comble au CP. Moins d'un professeur sur dix a choisi une méthode alphabétique.
L'inexistence d'enquêtes en France sur leur efficacité comparée a de quoi émerveiller.
Seule la récente étude française de J. Deauviau s'est penchée sur la question, pour conclure à l'importance « considérable » du manuel, indépendamment du savoir-faire du maître, et à une supériorité des méthodes alphabétiques, notamment avec les élèves de milieux populaires[10].
Écoliers anglais et français ont à franchir un même obstacle, en la formation graphémique de leurs langues. Notons bienveillamment qu’avec ses 130 graphèmes pour 34 phonèmes, le français n’était sans doute pas assez complexe : on apprend donc depuis 2013 l’anglais au CP une heure trente par semaine, une langue qui offre au jeune enfant bien plus de possibilités d’amusement avec ses 1120 graphèmes pour 40 phonèmes. Quant à la littérature anglo-saxonne, elle abonde en faveur des méthodes alphabétiques. En 1999, le National Reading Panel américain rassemble des dizaines d'enquêtes, dont les résultats sont sans appel pour une meilleure efficacité des méthodes alphabétiques, y compris en compréhension, et en particulier pour les élèves de milieux défavorisés, là encore. C'est donc à l'aune du manque français d'enquêtes qu'on peut apprécier le changement de perspective d'une DGESCO tournée vers des pratiques éprouvées, preuves à l'appui.
À un siècle d'intervalle, forte de sa victoire sur l'analphabétisme, la méthode alphabétique semble nous renvoyer l'écho persistant d'un défi...

Quand une génération utopiste se mue en cadres du ministère

En vigueur jusqu'en 1972, les instructions de 1923 déclinent l'apprentissage de la lecture en trois étapes. La lecture à haute voix amène à la compréhension. Au CP, le mécanisme de lecture, vers la lecture courante, par les méthodes alphabétiques de lecture-écriture ; au CE la « lecture courante » (déchiffrage fluide). Au CM, la « lecture expressive », témoin et moyen de la compréhension, à l'aide de la « lecture expliquée ».
Les instructions de 1972 font table rase des méthodes d'apprentissage des « héritiers ». Les méthodes traditionnelles de lecture sont vilipendées comme basse mécanique sans compréhension, comparées au travail de l'ouvrier à la chaîne. Le lecteur expert rapide, qui reconnaît d'emblée les mots, est pris comme modèle de l'apprentissage de la lecture. La lecture à haute voix est bannie au profit de la lecture silencieuse censée conduire directement au sens.
Les troupes ne sautèrent guère d'enthousiasme devant cette révolution… « On a demandé à l'ensemble des instituteurs de reprendre à leur compte les pratiques professionnelles de ceux qui ne représentaient alors qu'une faible minorité de la profession. Les difficultés de cette entreprise ont conduit ultérieurement l'Etat à atténuer la prescription politique centralisée (…), au profit d'une prescription de terrain assurée par la hiérarchie. »[11] Rachel Boutonnet, jeune institutrice en 2001, aura beau « recouvrir de papier kraft les manuels » de ses élèves achetés sur ses deniers, elle aura maille à partir avec sa hiérarchie. Cette dernière tombe des nues en découvrant la méthode antédiluvienne qu'elle croyait éradiquée, ce suppôt reliquaire de la IIIe République (Journal d'une institutrice clandestine, 2003). Hiérarchies locales et « stages de recyclage » imposent à l'ensemble d'une profession perplexe des pratiques vouées à la marginalité du militantisme pédagogique. La sentence « lire, c'est comprendre » est martelée aux enseignants, devenant passe-droit pédagogique. Des pratiques se voulant émancipatrices ne sont donc diffusées que par la mise au pas des instituteurs, la mainmise sur leur formation. Création des IUFM, renouvellement des professeurs, formation continue achèvent d'éroder la chaîne de transmission. Repères et tours de main boient l'eau du Léthé.
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Les méthodes mixtes contaminent petit à petit l'atmosphère à partir des années 1970. Coïncidence malencontreuse, on retrouve une dizaine d'années après leur massification (années 1980), une lecture déficiente lors des évaluations PISA à 15 ans[12], ou de la journée de défense à 17 ans (fin des années 1990, et années 2000).
Ancien recteur de l'épineuse académie de Créteil, Jean-Michel Blanquer tempête :
C'est en toute connaissance de cause qu'une partie de l'Inspection générale du premier degré et de la caste de ceux qui s'étaient créé un magistère d'influence à travers la formation des maîtres a persévéré dans l'erreur pour ne pas avoir à se déjuger. Cet entêtement a eu des conséquences dramatiques sur le niveau de lecture des élèves en France depuis trente ans et peut être considéré comme étant à la source d'autres dégradations pédagogiques et éducatives. (Blanquer, L'École de la vie, 2014)
Depuis, les programmes de 1995, 2002, 2008, ont semblé opérer un rééquilibrage, recommandant une juste synthèse entre le code (le déchiffrage) et le sens. Bref tout ce qui constitue sans les nommer les méthodes mixtes. Plus de chasses aux sorcières, mais des pratiques et des formations bien incrustées au bout de trente ans...
Si l'on estime qu'un métier est fait de ses conditions d'exercice, mais aussi de son sens, de la maîtrise des outils propres à ce métier, la dégradation des conditions de travail de l’enseignant n'est donc pas simplement matérielle, mais est bien aussi altération pédagogique : des profs d’école désinformés, dépossédés des repères de base de l'artisanat du métier, jonglant dans l'avalanche des matières prioritaires, soumis à la logique du travail d'équipe et des projets d'école. Des instituteurs privés de la maîtrise des outils propres à leur métier : outils de transmissions, ensemble de pratiques, jalons, us et usages, occultés sans qu'y supplée l'accès à des données actuelles et pertinentes. Si le prolétaire, c'est celui qui ne possède pas son outil de travail, le métier d'enseignant a donc bien été prolétarisé, au niveau moral, spirituel, symbolique, dans l'énergie dépensée en vain, dans le cœur et le sens du métier. Lors du Printemps pragois, les dissidents tchèques se réclamèrent d'un droit à l'héritage de leur patrimoine culturel. La profession aurait de quoi s'en inspirer, et s'y adjoindre un droit d'inventaire.

Le douteux compromis des méthodes mixtes

En septembre, la moitié de cette classe de CE1 de ZEP ne sait pas encore lire. « Ils ont tout le cycle 2 pour apprendre à lire » assure leur maîtresse, qui est aussi formatrice. La séance de lecture débute : la classe est plongée dans le noir. Au tableau est projetée l’illustration de l’album lu en classe : les élèves décrivent les images, imaginent la suite de l’histoire. Puis la maîtresse dévoile le texte, entoure les mots que les enfants auront reconnus ou trouvés. Au cours d'étranges dialogues, la maîtresse se contorsionne pour que les élèves aient l'air de déduire les mots dans une démarche « hypothético-déductive », en s'appuyant sur différents « indices » : illustration, anticipation de l'histoire, correction syntaxique, lettres reconnues, syllabes lues, mots déjà mémorisés.
De septembre à octobre (voir encore plus longtemps...), les enfants apprennent à reconnaître un « capital de mots-clefs » (qui reviennent souvent dans l’histoire), et des « mots-outils » (articles, adverbes fréquents...). Parallèlement, ils démarrent l’apprentissage du code, au rythme d’un ou deux sons par semaine. Après sa « découverte », le texte sera « réapproprié », c'est-à-dire mémorisé, soit en partie par ses « mots-clefs », soit en entier à force d'être relu. Il faut avoir vu un jeune apprenti lecteur « lire » les yeux au ciel, ou pour retrouver un mot, repartir du début en récitant son texte d'une voix assurée ! Ce qui nous ramène à l'apprentissage de la lecture des jésuites, qui faisaient apprendre par cœur les saints textes, en faisant pointer les mots du doigt...
D'une part, le démarrage des méthodes mixtes est forcément global : les élèves sont confrontés dès le début à des phrases, qu'ils ne peuvent déchiffrer. D'autre part les élèves seront en fait contraints de supputer les mots une très grande partie de l'année car les graphèmes des mots présentés n'auront pas tous été encore étudiés : la méthode mixte est étrangère à l'idée de mots déchiffrables. Le texte restera longtemps un puzzle éclaté : mots réellement déchiffrables, mots à « reconnaître », mots à déduire, avec un cocktail de ces trois entrées pour nombre de mots.
Malgré les variantes, et même si le maître fait un peu plus de code, c'est toujours la même logique qui opère. À chaque texte, l’enfant est confronté à l'épreuve de haute voltige qui consiste à jongler entre différentes pistes de lecture. Un exercice intellectuel épuisant, stérile, néfaste. Comme si un adulte francophone et baragouinant l’anglais lisait un texte où sur trois mots, l'un serait en français, l'autre en anglais, et le dernier sous forme de dessin. Un enfant avancé dans l’apprentissage de la lecture peut encore parvenir à s'en débrouiller. Mais l’enfant fragile en français, face au mot, ne sait quelle voie emprunter tandis que s'embrume son idée de la lecture. Qu'il faut avoir entendu d'histoires pour en anticiper le déroulement… Le recours à une syntaxe correcte est aussi hasardeux. Comment le jeune enfant aurait-il le repère de ce qui se dit… à l’écrit, alors qu’il ne lit pas encore ? C’est pourquoi ne s'en sortent ici que les enfants déjà équipés d'un bon bagage linguistique et culturel. Encore cette réussite n'est-elle que fort relative...
On plonge donc l’enfant dans un rapport à l’écrit fait d'une incertitude permanente qui devient une seconde nature. Appelée « lecture-devinette », cette lecture se manifeste dans ses effets comme une lecture-compensation. Des habitudes bien caractéristiques et reconnaissables perdurent dans les grandes classes et même chez les bons élèves : présumer des mots inconnus ou rebutants d'après leur début, se figurer qu'on sait déjà ce qui est dans le texte, le zapper, reconstruire un scénario qui prend beaucoup de libertés avec son original, ne plus savoir faire la différence entre ce qu'on comprend, et ce qu'on ne comprend pas.
Lire, ce n’est pas qu’anticiper, c’est se faire la surprise. Pourquoi lire si tout est déjà dans ma tête, si ce n’est pas pour être suspendu aux lèvres, être réceptif à une altérité ?
Alphabétique, graphémique, le français ne peut s'enseigner ni comme une langue basée sur les idéogrammes, ni comme une langue où un seul graphème est associé à un seul son. Maltraitée, dénaturée, la langue résiste et se dérobe à l'enfant...
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L'illustration ne vient plus simplement offrir une respiration au texte, mais en devient l'indispensable complément, sans lequel le texte n'a plus de sens en lui-même. Le texte apparaît comme avorté sans l’image, son doublon dans lequel les mots ont eux-mêmes un statut d’images à décrire et photographier. Alors que lire devrait constituer un point de rupture par rapport à la perception des images, un saut cognitif dans le développement de l’enfant, le texte sera à ses yeux un écran comme un autre, dont on se fait une idée par « zapping ».
Cet égarement en lecture se fait témoin et première marche d'un enseignement appauvri en canaux sensoriels, dématérialisé, où le visuel s'est mis à prédominer, au détriment de la langue, de l'auditif et du geste d'écriture. Un enseignement où l'écrit devient une ressource parmi d'autres, alors que l'école est cette institution spécifique de transmission de l'écrit. Car atteindre le seuil d'aisance de l'écrit est une conquête exigeant des heures dédiées d’entraînement. Car l'écrit, corps de la pensée et corpus d'auteurs, offre, support à nul autre pareil, prises dans l'escalade de la pensée, vue d'ensemble du panorama, à propos et finesse du propos, et se donne comme matière malléable, à manipuler dans le va et viens, le retour à soi.

ABCD des méthodes alphabétiques

A/ Ni déduits, ni reconnus, les mots sont lus, c'est-à-dire déchiffrés. Pour ce faire, tous les mots présentés sont déchiffrables, et seul le déchiffrage assure l'exactitude de la lecture.
B/ On acquiert le mécanisme intensivement, jusqu'à dompter l'obstacle de la langue. Suivra l'ascension jusqu'à la lecture courante, fluide, qui assied la compréhension.
C/ On lit le mot, puis on relit jusqu'à l'aisance de la prononciation, et on le comprend alors tout aussi bien qu'on le parle, si on connaît le mot : l'oralisation précède la compréhension – avant de fusionner. On n’en reste pas à ânonner, caricature assimilant toute une méthode au « premier jet » de lecture, au brouillon vocal du jeune enfant.
D/ Lecture et écriture s’apprennent d’un même mouvement, auquel se joint prononciation. C'est pourquoi on parlait de méthodes de lecture-écriture simultanée, qui mettent en synergie les différents sens du dire-lire-écrire.

Compréhension : la mauvaise réputation

La méthode alphabétique est très loin de se résumer aujourd'hui à la désuète méthode Boscher... Jusqu'à une période récente, le choix de manuels offrant des textes de qualité est resté très restreint, et l’éventail est encore mince…
Quant à la compréhension, la quête effrénée du sens a fait oublier qu’une bonne lecture expressive peut parfois suffire à rendre intelligible déroulement et détails. De même le déchiffreur non compreneur, enlisé dans la mécanique, est aussi cet enfant qui n'a pu lier les différents sens du lire-écrire, qui n'entend pas sa voix quand il lit. Il n'a pu intégrer la lecture à haute voix, pour intérioriser petit à petit cette voix, et déconnecte ce qu'il voit et ce qu'il entend. Ce peut être aussi cet enfant qui a besoin d'écrire pour apprendre à lire. D'où l'intérêt des approches syllabiques, qui entrelacent les sens du lire-écrire, répondent aux différents tempéraments cognitifs des jeunes enfants là où ils en sont dans leur développement : les écriveurs, les écouteurs, les visuels, et ceux qui ont besoin de tout lier... Leurs perceptions sont à ouvrir, réveiller, affûter : une méthode uniquement visuelle les éteint. L'oreille se renfrogne, la main reste malhabile, la voix intérieure se fige. L'enfant se ferme à l'écrit, ne le perçoit, ni le reçoit. L'injonction de « lire dans sa tête », et non en oralisant, est à cet égard particulièrement fermante.
Enfin, quel est le rapport aux mots inconnus généré par les deux méthodes ? L’enfant de CP tombe dans sa lecture sur un mot inconnu, par exemple : « souffre ». Habitué à la lecture-compensation, un enfant va très souvent hésiter, ou bien rectifier ce mot en mot connu : selon le contexte, « souffle » ou « sourd ». En revanche, l'enfant habitué à déchiffrer n'importe quel mot, certain que son habileté ne lui fera pas défaut, lira sans sourciller « souffre » et sera en mesure de s'étonner du mot, d'aller au-devant des mots nouveaux, et d'en faire une récolte fructueuse. Savoir lire, c'est donc acquérir ce pouvoir de lire des mots inédits, et ainsi entrer dans un cercle vertueux, qui accroît le vocabulaire, et par là même, la compréhension.
Si on alliait les résultats des recherches et expérimentations en compréhension de lecture (textes courts, acquisition du lexique, explicite et implicite...) à la richesse thésaurisée des pratiques héritées, on serait en mesure d'obtenir des méthodes d'une certaine efficacité... Dont on pourrait user avec prodigalité quinze heures par semaine au lieu des chiches dix heures actuelles...

Vers une révolution de velours en lecture ?

Le terme « mixte » fleure bon la mixité, le progrès, l'équilibre, l'égalité, mais se révèle de facto comme méthode inégalitaire. Les effets secondaires des méthodes mixtes seront moins dommageables pour les enfants à l’aise avec les sonorités de la parole, dotés d'un bagage étoffé de mots, qu'on mènera sans tergiverser à l’orthophoniste, aux parents en mesure de leur apprendre à lire...
Quel gâchis que les méthodes alphabétiques, certes ancrées historiquement, certes perfectibles, aient été reléguées au musée du conservatisme, malgré leur portée émancipatrice et égalitaire. Sur des bases faussées, sans éclairage, l'instituteur le plus émérite perd son latin et exerce bien laborieusement sa liberté pédagogique. Liberté qui ne sera que lettre morte tant que les enseignants n'auront accès par la voie institutionnelle ni à leur patrimoine pédagogique, ni aux travaux récents de la recherche.

Magali Gaubert
Institutrice en CE1, dans le Val-de-Marne. Elle a enseigné 5 ans au CP.
(Version complète à paraître dans la revue Medium en mai 2015)


[1] Fanny Capel, « Aucune valeur ne peut s’enraciner sur un socle d’ignorance » dans « Marianne » du 22 janvier 2015.
[2] Jusqu'en 1969, les élèves de CP avaient 15 heures de français par semaine (selon les IO de 1956); aujourd'hui, ils en ont 10 heures hebdomadaires (selon les programmes 2008). Dans des proportions moindres, on peut noter aussi pour les classes suivantes une baisse des horaires de français depuis 1969. Voir l’article « Le petit musée des horaires »
[3] « Marianne », n° 921 du 12 au 18 décembre 2014.
[4] « Le Point », n° 2211 du 22 janvier 2015.
[6] Ministère de l'Éducation nationale, « Grande mobilisation de l'École pour les valeurs de la République » (125 janvier 2015), mesure 6 .
[10] Jérôme Deauviau, rapport de recherche « Lecture au CP : un effet manuel considérable » (novembre 2013)
[11] Roland Goigoux, L'évolution de la prescription adressée aux instituteurs : l'exemple de la lecture entre 1972 et 2002, IUFM d'Auvergne, 2002, p.8.
[12] Pour un exemple concret des difficultés de lecture à quinze ans, voir notre article « L’avare et son lingot d’or »