mercredi 1 avril 2015

TRIBUNE - À la recherche de l'honneur perdu de l’Éducation Nationale

 Lu sur http://www.nonfiction.fr/article-7473-tribune a_la_recherche_de_lhonneur_perdu_de_leducation_nationale.htm


Fanny Arama est diplômée de Sciences Po et agrégée de Lettres Modernes. Elle a enseigné dans différents établissements du secondaire dans les Yvelines pendant trois ans. Aujourd’hui, face aux défaillances du système éducatif tel qu’il est appliqué par des autorités coupables de faiblesse morale et qu’elle accuse de vouloir saper l’instruction pour acheter la paix sociale, elle a décidé de quitter l’enseignement secondaire.
Ce texte est un témoignage : l'auteur a été témoin, elle raconte. Elle aimerait alerter. Malgré son absence de couleur, imaginez que chaque mot lu déclenche un voyant rouge qui demande réactivité et prise de décision. Si le sens des mots ne suffit pas à modifier un état de fait, espérons au moins que leur signification, leur portée, résonneront en écho douloureux dans la conscience de ceux qui disent vouloir nous gouverner.

Quand j’exposais à mes camarades agrégatifs ma curiosité à propos de l’expérience du secondaire en banlieue parisienne pour un jeune professeur de français, et ce malgré son effroyable renommée, je me voyais répéter qu’il n’y avait rien à y voir sinon la déliquescence d’un système à bout de souffle, dépourvu à sa tête de toute volonté et de fermeté. Mon goût des défis et des causes supposées désespérées l’emporta. Je voulais voir de mes propres yeux, vérifier le bien-fondé de cette réputation sinistre. J’étais jeune (27 ans), enthousiaste, aimant la jeunesse et mon époque, et je ne comptais pas me laisser démoraliser par les discours défaitistes. Si un établissement manquait de fermeté, j’en aurais dans mes classes. Aussi, plutôt que de commencer une thèse juste après l’obtention du fameux diplôme, je repoussai cette échéance à une ou deux années et décidai « d’y aller voir ».

Trois ans après, j'ai trente ans : j'ai vu. Ce que j’ai vu m’a effrayée. Ce que j’ai vu, éprouvé, expérimenté, me fait affirmer aujourd’hui qu’enseigner dans le secondaire en France est un métier dégradant, parce que les gens qui nous gouvernent ne nous en donnent pas les moyens. Et pourtant, j’ai enseigné dans des établissements très divers : un collège du Vésinet, banlieue cossue des Yvelines ou de Rosny-sur-Seine, à soixante kilomètres de Paris, un lycée plutôt bourgeois de Poissy ou tout au contraire, un lycée professionnel de Mantes-la-Jolie qui accueille souvent des élèves « rebutés » partout ailleurs. Partout le constat est le même : quand un élève ne répond pas aux attentes de l’établissement, tout est fait pour éviter de dire que cet élève est dans son tort. Toutes les excuses sont bonnes. Devant ce constat, j’affirme : non, l’école n’est pas une garderie. Oui, il y a de plus en plus « d’établissements-poubelles » (et je choisis mes mots) qui acceptent l’inacceptable : le mépris des décisions prises par les professeurs, la médiocrité du niveau, l’absentéisme record des élèves, l’absence totale d’écoute et d’humilité face à des professeurs qui se plient en quatre pour parvenir à atteindre un objectif scolaire qu’ils ont revu à la baisse dix fois depuis leur entrée dans l’Education Nationale.

L’école, le collège et le lycée sont des lieux où l’on s’instruit, qui demandent des efforts continus et réguliers, de l’assiduité, de la discipline. Je sors de l’expérience du secondaire absolument accablée par ce que j’y ai vu. L’année dernière, « remplaçante » dans plusieurs établissements, ayant à la fois des classes de sixième, de quatrième et de seconde, je constatai que la majorité de mes élèves, toutes classes confondues – malheureusement ce n’est pas une caricature, mais une situation de moins en moins exceptionnelle – avaient le même niveau en français (syntaxe, orthographe, expression écrite, lecture). La raison de cet état de fait : il n’y a plus de niveau, parce qu’on laisse les élèves devenir médiocres, par faiblesse, par lâcheté, par peur du conflit, ou parce que l’on évite dorénavant les redoublements. Les chefs d’établissement sont évalués à la fin de l’année par leur hiérarchie notamment selon le nombre de redoublements, d’exclusions, et autres problèmes liés au niveau et au comportement des élèves. Il est donc évident que les chefs d’établissement – et peut-on les en blâmer ? – feront tout pour éviter problèmes, conflits, remarques négatives, sanctions. J’ai eu, en tant que professeur de français dans le secondaire, l’impression que tout est fait pour cacher, dissimuler le témoignage de professeurs qui s’éreintent à expliquer qu’on ne peut instruire les élèves sans leur imposer des limites, des règles et le goût de l’effort continu – en vain, puisque tout (le système, les circulaires courtelinesques successives) et tous (la majorité des parents, les autorités qui imposent une mission cachée aux chefs d’établissement, l’absence de bonne volonté face à un système gagné par la gangrène) jouent contre leur mission.

Instruire ? Oui. Je sais. Aujourd’hui, on veut des professeurs compréhensifs, sympathiques, psychologues et indulgents. On veut des professeurs qui s’adaptent à leurs élèves : on a tort. Je l'ai compris après avoir essayé de m'adapter à mes élèves
- sans résultat. S'il y a une chose que j'éprouve à travers mon expérience aujourd'hui, en dépit de mon jeune âge et du fait que je n'ai pas encore d'enfant, c'est qu'entamer une négociation sur la pertinence de l'autorité avec un élève dans une salle de classe, c'est le début de la fin. Il est nécessaire d'imposer des règles aux élèves, et la première de toutes, c'est que le professeur détient une autorité non négociable pour leur bien, leur épanouissement, et que ceux-ci se doivent de s'adapter - comme plus tard, dans leur vie d'adulte - à leur environnement premier, en l'occurrence, leur professeur et ses exigences, qui sont autant de promesses de réussite pour eux. Dans cette perspective, un élève, aussi inaudible et exorbitant que cela paraisse, a le devoir de s’adapter à son professeur, et on aura évidemment compris que les jeunes professeurs d’aujourd’hui – dont je fais partie – font tout pour faciliter cette adaptation. Ils en font même trop. N'est-il pas temps d'être ferme et de restaurer un rapport entre professeur et élève dicté par le bon sens et la volonté d'avancer ensemble ? Je pense que c'est un privilège, dans le monde d'aujourd'hui, d'avoir un système éducatif tel que le nôtre et des équipes pédagogiques aussi motivées que celles que j'ai pu observer et apprécier. Il est important d'en être conscient, et reconnaissant.

Les débats que l’on entend aujourd’hui sur la thématique « Comment réformer l’école ? » sont la preuve que le pays ne regarde pas la réalité en face. Si le changement ne vient pas avant tout des élèves et de leurs familles, il est inutile de continuer à s’éreinter à trouver une solution viable. Je n’oublierai jamais ces quelques phrases de R.-M. Rilke qui m’ont toujours guidée dans ma courte vie d’adulte : « Si nous construisons notre vie sur ce principe qu’il nous faut aller toujours au plus difficile, alors tout ce qui nous paraît encore aujourd’hui étranger nous deviendra familier et fidèle. Comment oublier ces mythes antiques que l’on trouve au début de l’histoire de tous les peuples ; les mythes de ces dragons qui, à la minute suprême, se changent en princesses ? Tous les dragons de notre vie sont peut-être des princesses qui attendent de nous voir beaux et courageux. Toutes les choses terrifiantes ne sont peut-être que des choses sans secours, qui attendent que nous les secourions. » Si seulement aujourd’hui, les personnes qui nous gouvernent avaient le courage d’imposer aux institutions les mêmes principes qu’ils imposent à leurs propres enfants, avec la même fermeté, et sans tricher pour sauver les apparences et acheter la paix sociale, pour le bien d’une société lucide qui regarde les difficultés de la vie en face, alors peut-être y aurait-il une issue possible. Oui, dire à un élève, à temps, en le regardant en face quand la nécessité s’en fait sentir : « C’est inacceptable, c’est insuffisant, c’est faible, et tu dois mieux faire », c’est ingrat. Mais ce sont nos dragons.


Fanny ARAMA