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Dans « Marianne » No 943 en kiosques le vendredi 15 mai et disponible aussi au format numérique, Natacha Polony explique que « ce qui est en train de se mettre en place est la phase terminale et métastasée de l’entreprise de démolition de l’école républicaine ». Car selon la journaliste, la « philosophie » de cette réforme du collège « n’est que le prolongement de toutes celles qui ont précédé depuis trente ans ». Néanmoins, elle rappelle François Hollande à ses « engagements » de campagne et à son discours du Bourget où, écrit-elle, « la République illuminait chaque phrase ». Voici cette « lettre ouverte ».
Monsieur le Président,
Qu’avez-vous fait du plus grand combat de la gauche républicaine ?
Votre premier hommage, le jour de votre investiture, fut pour les mânes de Jules Ferry. A quoi tout cela a-t-il servi ? Non, vous ne ferez
croire à personne que vous imaginez réellement améliorer l’école
française en lui administrant la potion qu’elle avale depuis trente
ans. Relisez les réformes, programnes et recommandations produits au
kilomètre, vous y trouverez les mêmes mots, les mêmes considérations : «
Donner du sens aux enseignements » à travers des « projets
interdisciplinaires », « individualiser les parcours » pour « passer du
collège pour tous au collège pour chacun ». Qu’il y ait des illuminés
pour nous expliquer que le malade est mourant parce que la saignée n’a
pas été assez importante, et qu’il faut continuer, il fallait s’y
attendre, mais pas vous.
Alors, une question nous vient : pourquoi tous ces gens
s’échinent-ils à priver le peuple des connaissances qui émancipent les
êtres et les font maîtres d’eux-mêmes ? L’intuition de leur propre
carence ? On comprend dès lors que votre ministre traite de «
pseudo-intellectuels » des académiciens et des penseurs qui
s’inquiètent de l’éradication ultime des langues anciennes (transformée
par la magie de la communication politique en « extension à tous les
élèves de l’accès au latin » ; l’accès seulement). Mais Najat
Vallaud-Belkacem est habile : avec votre bénédiction et la complicité
de ses adversaires politiques et d’une partie des médias, elle tente le
tour de passe-passe qui seul peut sauver sa calamiteuse réforme : la
transformer en un combat de « la gauche » contre « la droite », de «
l’égalité » contre « l’élitisme ».
Alors il faut aller au fond des choses et
expliquer précisément pourquoi le collège rêvé par Mme Najat
Vallaud-Belkacem est la négation absolue de l’idéal égalitaire que vous
prétendez poursuivre. Pour quoi ce qui est en train de se mettre en
place est la phase terminale et métastasée de l’entreprise de
démolition de l’école républicaine, outil d’émancipation d’un peuple de
citoyens, au profit d’une fabrique de consommateurs-producteurs
adaptables aux aléas du marché du travail en économie mondialisée.
Il y a la question, bien sûr, des langues anciennes, dont on
élimine l’enseignement précis, qui seul permet de structurer la pensée
et d’entrer pleinement dans la compréhension d’une civilisation. Il y a
la question des classes bilangues que l’on veut supprimer par haine de
tout ce qui pourrait ressembler à une distinction. Pensez donc,des
parents ignobles qui chercheraient à soustraire leurs enfants à la belle
mixité sociale ! Quand ces classes permettent au contraire, implantées
dans des collèges de banlieue, d’y maintenir les enfants de classe
moyenne en donnant l’espoir aux parents d’y trouver exigence et
discipline. Et puis il y a la question des programmes d’histoire,
illustration pathétique de la soumission à l’air du temps et aux
impératifs d’auto-flagellation.
Mais il y a surtout la philosophie de cette réforme, qui n’est
que le prolongement de toutes celles qui ont précédé depuis trente ans.
Et voilà bien l’escroquerie. Escroquerie de ceux qui veulent présenter
comme moderne le florilège de toutes les vieilles lunes pédagogiques
qui doivent au système scolaire français d’être devenu en vingt ans le
plus inégalitaire au monde, celui où les pauvres ont le moins de chances
de réussir (lisez les enquêtes Pisa, monsieur le Président : elles sont
notre honte). Escroquerie, également, de ceux qui hurlent au scandale
quand cette réforme du collège est à peu près le copier-coller de la
réforme du lycée de la présidence Sarkozy. Quand elle n’est en fait
qu’un épisode de plus de ce grand démantèlement, après la loi
d’orientation de 1989 signée Lionel Jospin, après les réformes de 1999
signées Claude Allègre et Jack Lang, après la loi d’orientation de 2005
signée François Fillon…
A quoi devons-nous ce bel unanimisme ? A
l’implantation, bien sûr, à tous les échelons de la Rue de Grenelle, de
ces « experts » dont la principale compétence est de survivre à tous les
régimes. Mais surtout à la diffusion chez tous les acteurs et
décideurs, de droite comme de gauche, d’une vulgate imprégnée
d’idéologie managériale et de culte de l’évaluation. Les petits
comptables ont remplacé les visionnaires. Condorcet et Jules Ferry ont
été pulvérisés par un executive-manager. Au cœur de tout cela, les
fameuses « compétences » qui ont fait leur entrée dans l’école à
l’occasion de la loi Fillon de 2005, à travers le « socle commun »
.Avez-vous déjà ouvert un livret de compétences, monsieur le Président ?
Vous qui aimez les blagues, vous aurez le summum de l’humour absurde.
Évaluation des compétences, valorisation des acquis, tout ce
vocabulaire issu du management s’est imposé à tous les échelons du
système sous la pression des instances internationales, OCDE et Union
européenne, qui considèrent l’éducation comme un critère de performance
dans le cadre d’une économie mondialisée. En 1995, le livre blanc de la
Table ronde des entreprises européennes, un des lobbys gravitant à
Bruxelles, estimait d’ailleurs que « l’éducation doit être considérée
comme un service rendu aux entreprises ». C’est aujourd’hui chose
faite, même si l’on habille ça de plus d’élégance. On dira « préparer
les élèves au monde de demain ».
La droite libérale moderniste applaudit (tout en
protestant quand on éradique de façon trop ouverte le patrimoine) :
tout cela est en phase avec sa vision utilitariste et comptable. Tout
au plus réclame-t-elle davantage de nouvelles technologies et
d’«anglais de communication internationale ». Mais c’est bien la gauche
qui a amorcé le mouvement. Et pas seulement parce qu’une bonne part de
cette gauche (le nierez-vous ?) s’est ralliée à cette vision
utilitariste du monde. Il y a, bien sûr, les discours gentillets sur la
nécessité de ne pas humilier les chérubins… Il y a surtout cette vieille
haine des savoirs « élitistes » et « bourgeois» qui ne serviraient qu’à
la « distinction » des « héritiers ». Merci, Pierre Bourdieu.
Du stand-up plutôt que Racine et Corneille, des « débats citoyens
» plutôt que des connaissances qui construisent le jugement, un
catéchisme du vivre-ensemble plutôt que le roman national qui fonde la
nation en y agrégeant tous les enfants, nouveaux venus ou non… Tout ce
qu’il faut pour fabriquer des ignorants satisfaits, « à l’aise à l’oral
», mais ne maîtrisant ni la langue française, ni le monde qui les
entoure. Faut-il vous infliger les statistiques ? Sortez, monsieur le
Président, interrogez des artisans, des commerçants, tout votre peuple
qui accueille des apprentis et découvre avec stupéfaction qu’ils ne
savent pas écrire sous la dictée et ne comprennent pas une recette de
cuisine ou un manuel d’utilisation d’un appareil.
Droite et gauche ont depuis trente ans abandonné l’idée héritée de l’humanisme et des Lumières
d’un savoir qui nous émancipe et nous transforme, un savoir qui vaut
par lui-même, et non comme un prétexte au déploiement de compétences
diverses s’exprimant à travers des « projets interdisciplinaires »,
seuls capables de faire supporter l’ennui qu’inspirent les chefs-d’œuvre
de la littérature ou la connaissance du règne d’Henri IV. Le contenu
de l’enseignement ne les intéresse pas. Parce que l’institution
d’hommes libres, capables de choisir leur destin en commun, ne les
intéresse pas.
Voilà bien pourquoi les alternances électorales n’ont pas
empêché la lente descente aux enfers et ce que Marianne a appelé le «
massacre des innocents ». Voilà pourquoi Nicolas Sarkozy, qui fut élu en
2007 grâce à son discours sur l’école, la mémoire, la transmission, a
trahi. Voilà pourquoi vous-même, qui avez été élu grâce à un discours,
celui du Bourget, où la République illuminait chaque phrase, avez oublié
vos engagements d’alors. Voulez-vous vraiment, monsieur le Président,
continuer à priver les plus pauvres du seul bien qu’il leur reste,
l’école républicaine ?