mercredi 10 juin 2015

Natacha Polony : Lettre ouverte au président qui renie Jules Ferry

Lu sur http://laicite-revue-de-presse.fr/?p=5576
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Dans « Marianne » No 943 en kiosques le vendredi 15 mai et disponible aussi au format numérique, Natacha Polony explique que « ce qui est en train de se mettre en place est la phase terminale et métastasée de l’entreprise de démolition de l’école républicaine ». Car selon la journaliste, la « philosophie » de cette réforme du collège « n’est que le prolongement de toutes celles qui ont précédé depuis trente ans ». Néanmoins, elle rappelle François Hollande à ses « engagements » de campagne et à son discours du Bourget où, écrit-elle, « la République illuminait chaque phrase ». Voici cette « lettre ouverte ».

Monsieur le Président,
Qu’avez-vous fait du plus grand combat de la gauche républicaine ? Votre pre­mier hommage, le jour de votre investiture, fut pour les mânes de Jules Ferry. A quoi tout cela a-t-il servi ? Non, vous ne ferez croire à personne que vous imagi­nez réellement améliorer l’école française en lui administrant la po­tion qu’elle avale depuis trente ans. Relisez les réformes, programnes et recommandations produits au kilomètre, vous y trouverez les mêmes mots, les mêmes considé­rations : « Donner du sens aux ensei­gnements » à travers des « projets interdisciplinaires », « individua­liser les parcours » pour « passer du collège pour tous au collège pour chacun ». Qu’il y ait des illuminés pour nous expliquer que le malade est mourant parce que la saignée n’a pas été assez importante, et qu’il faut continuer, il fallait s’y attendre, mais pas vous.

Alors, une question nous vient : pourquoi tous ces gens s’échinent­-ils à priver le peuple des connais­sances qui émancipent les êtres et les font maîtres d’eux-mêmes ? L’intuition de leur propre carence ? On comprend dès lors que votre ministre traite de « pseudo-intellec­tuels » des académiciens et des pen­seurs qui s’inquiètent de l’éradica­tion ultime des langues anciennes (transformée par la magie de la communication politique en « extension à tous les élèves de l’accès au latin » ; l’accès seulement). Mais Najat Vallaud-Belkacem est habile : avec votre bénédiction et la compli­cité de ses adversaires politiques et d’une partie des médias, elle tente le tour de passe-passe qui seul peut sauver sa calamiteuse réforme : la transformer en un combat de « la gauche » contre « la droite », de « l’égalité » contre « l’élitisme ».

Alors il faut aller au fond des choses et expliquer précisément pourquoi le collège rêvé par Mme Najat Val­laud-Belkacem est la négation absolue de l’idéal égalitaire que vous prétendez poursuivre. Pour­ quoi ce qui est en train de se mettre en place est la phase terminale et métastasée de l’entreprise de dé­molition de l’école républicaine, outil d’émancipation d’un peuple de citoyens, au profit d’une fabrique de consommateurs-producteurs adaptables aux aléas du marché du travail en économie mondialisée.

Il y a la question, bien sûr, des langues anciennes, dont on éli­mine l’enseignement précis, qui seul permet de structurer la pen­sée et d’entrer pleinement dans la compréhension d’une civilisation. Il y a la question des classes bilangues que l’on veut supprimer par haine de tout ce qui pourrait ressembler à une distinction. Pensez donc,des parents ignobles qui chercheraient à soustraire leurs enfants à la belle mixité sociale ! Quand ces classes permettent au contraire, implan­tées dans des collèges de banlieue, d’y maintenir les enfants de classe moyenne en donnant l’espoir aux parents d’y trouver exigence et dis­cipline. Et puis il y a la question des programmes d’histoire, illustration pathétique de la soumission à l’air du temps et aux impératifs d’auto­-flagellation.

Mais il y a surtout la philosophie de cette réforme, qui n’est que le prolongement de toutes celles qui ont précédé depuis trente ans. Et voilà bien l’escroquerie. Escroquerie de ceux qui veulent présenter comme moderne le florilège de toutes les vieilles lunes pédago­giques qui doivent au système scolaire français d’être devenu en vingt ans le plus inégalitaire au monde, celui où les pauvres ont le moins de chances de réussir (lisez les enquêtes Pisa, monsieur le Président : elles sont notre honte). Escroquerie, également, de ceux qui hurlent au scandale quand cette réforme du collège est à peu près le copier-coller de la réforme du lycée de la présidence Sarkozy. Quand elle n’est en fait qu’un épisode de plus de ce grand démantèlement, après la loi d’orientation de 1989 signée Lionel Jospin, après les réformes de 1999 signées Claude Allègre et Jack Lang, après la loi d’orientation de 2005 signée François Fillon… 

A quoi devons-nous ce bel unanimisme ? A l’implantation, bien sûr, à tous les échelons de la Rue de Grenelle, de ces « experts » dont la principale compétence est de survivre à tous les régimes. Mais surtout à la diffusion chez tous les acteurs et décideurs, de droite comme de gauche, d’une vulgate imprégnée d’idéologie managé­riale et de culte de l’évaluation. Les petits comptables ont rem­placé les visionnaires. Condorcet et Jules Ferry ont été pulvérisés par un executive-manager. Au cœur de tout cela, les fameuses « compétences » qui ont fait leur entrée dans l’école à l’occasion de la loi Fillon de 2005, à travers le « socle commun » .Avez-vous déjà ouvert un livret de compétences, monsieur le Président ? Vous qui aimez les blagues, vous aurez le summum de l’humour absurde.

Évaluation des compétences, valorisation des acquis, tout ce vocabulaire issu du management s’est imposé à tous les échelons du système sous la pression des ins­tances internationales, OCDE et Union européenne, qui considèrent l’éducation comme un critère de performance dans le cadre d’une économie mondialisée. En 1995, le livre blanc de la Table ronde des entreprises européennes, un des lobbys gravitant à Bruxelles, esti­mait d’ailleurs que « l’éducation doit être considérée comme un ser­vice rendu aux entreprises ». C’est aujourd’hui chose faite, même si l’on habille ça de plus d’élégance. On dira « préparer les élèves au monde de demain ».

La droite libérale moderniste applaudit (tout en protestant quand on éradique de façon trop ouverte le patrimoine) : tout cela est en phase avec sa vision utilitariste et comp­table. Tout au plus réclame-t-elle davantage de nouvelles technolo­gies et d’«anglais de communication internationale ». Mais c’est bien la gauche qui a amorcé le mouvement. Et pas seulement parce qu’une bonne part de cette gauche (le nierez-vous ?) s’est ralliée à cette vision utilitariste du monde. Il y a, bien sûr, les discours gentillets sur la nécessité de ne pas humilier les chérubins… Il y a surtout cette vieille haine des savoirs « élitistes » et « bourgeois» qui ne serviraient qu’à la « distinction » des « héri­tiers ». Merci, Pierre Bourdieu.

Du stand-up plutôt que Racine et Corneille, des « débats citoyens » plutôt que des connaissances qui construisent le jugement, un caté­chisme du vivre-ensemble plutôt que le roman national qui fonde la nation en y agrégeant tous les enfants, nouveaux venus ou non… Tout ce qu’il faut pour fabriquer des ignorants satisfaits, « à l’aise à l’oral », mais ne maîtrisant ni la langue française, ni le monde qui les entoure. Faut-il vous infliger les statistiques ? Sortez, monsieur le Président, interrogez des artisans, des commerçants, tout votre peuple qui accueille des apprentis et découvre avec stupéfaction qu’ils ne savent pas écrire sous la dictée et ne comprennent pas une recette de cuisine ou un manuel d’utilisation d’un appareil.

Droite et gauche ont depuis trente ans abandonné l’idée héritée de l’humanisme et des Lumières d’un savoir qui nous émancipe et nous transforme, un savoir qui vaut par lui-même, et non comme un prétexte au déploiement de com­pétences diverses s’exprimant à travers des « projets interdisci­plinaires », seuls capables de faire supporter l’ennui qu’inspirent les chefs-d’œuvre de la littérature ou la connaissance du règne d’Hen­ri IV. Le contenu de l’enseigne­ment ne les intéresse pas. Parce que l’institution d’hommes libres, capables de choisir leur destin en commun, ne les intéresse pas.
Voilà bien pourquoi les alter­nances électorales n’ont pas empê­ché la lente descente aux enfers et ce que Marianne a appelé le « massacre des innocents ». Voilà pourquoi Nicolas Sarkozy, qui fut élu en 2007 grâce à son discours sur l’école, la mémoire, la transmission, a trahi. Voilà pourquoi vous-même, qui avez été élu grâce à un discours, celui du Bourget, où la République illuminait chaque phrase, avez oublié vos engagements d’alors. Voulez-vous vraiment, monsieur le Président, continuer à priver les plus pauvres du seul bien qu’il leur reste, l’école républicaine ?