jeudi 14 août 2014

LES TRANSCLASSES...

Le Point.fr- Publié le 08/07/2014 >>>

Jean-Paul Brighelli conseille la lecture de "Les transclasses ou la non-reproduction", de Chantal Jaquet, qui décrit le renversement des prédéterminismes sociologiques.

"Dans notre grande série des lectures pour l'été, je ne saurais trop vous recommander Les Transclasses ou la Non-reproduction, de Chantal JAQUET, un petit livre de grand intérêt qui vient tout juste de sortir aux éditions des PUF. Sujet passionnant à tous égards : après des décennies passées à déplorer la responsabilité de l'école républicaine dans la "reproduction" à l'identique des élites (et, en contrepartie, des non-élites), et à alimenter si possible une culpabilité diffuse dans toute la société et particulièrement le corps enseignant, voici une étude de qualité qui s'occupe de l'angle mort de la pensée de Pierre Bourdieu : par quels mécanismes certains élèves issus des classes les moins favorisées parviennent-ils à s'arracher à ce qui est présenté par tous les sociologues comme une quasi-fatalité ? Comment font-ils pour s'élever, par l'école, dans ce fameux ascenseur social dont tout le monde nous explique non seulement qu'il est en panne, mais qu'il n'a jamais fonctionné ?

Bon sang de Bourdieu !

Il en est de Pierre Bourdieu (1930-2002) comme de toutes les icônes : on les vénère, puis on les déboulonne. Le pape des Héritiers (avec Jean-Claude Passeron, 1984), de La Reproduction (avec Passeron encore, 1970) et de cette dénonciation des grandes écoles qui alimente le discours actuel d'une gauche qui feint encore parfois de s'occuper du peuple (La Noblesse d'État, grandes écoles et esprit de corps, 1989) a écrit une Esquisse pour une auto-analyse (publiée en 2004) qui, curieusement, "oublie" de mentionner que Bourdieu lui-même, issu de la petite paysannerie béarnaise (son père fut ouvrier agricole avant de devenir facteur rural), n'a rien "reproduit" de son milieu (en revanche, ses enfants, oui...).
Chantal Jaquet, qui n'a pas les mots d'une polémiste, mais qui ne fait aucun cadeau conceptuel, s'étonne poliment de cet "oubli" - en est-il, en psychologie ? Parce que là est le coeur de son propos : quels élèves, avec quelles motivations, quelles incitations, parviennent, souvent au prix d'efforts considérables, à renverser les prédéterminismes sociologiques ?

L'ambition

Parce que Chantal Jaquet a de la culture, au lieu de partir en mission (on ne soulignera jamais assez combien il y a de religiosité diffuse, de foi convaincue, chez le sociologue moyen arpentant les savanes du 9-3) dans quelque banlieue perdue, elle interroge la littérature, dont on sait qu'elle dit la vérité bien mieux qu'un réel impossible à appréhender dans sa totalité. Quel est le ressort derrière Julien Sorel, Bel-Ami ou Martin Eden ? L'ambition, répondent les demis habiles.
Voire...
C'est en s'appuyant sur des récits à la première personne, sur des confessions, des autofictions, que Chantal Jaquet parvient au coeur de la problématique. Comment Rousseau, héritier quasi inculte d'un ouvrier genevois, devient-il Jean-Jacques ? À quoi roulait Annie Ernaux (La Honte, 1997) pour passer l'agrégation de Lettres et devenir l'une des meilleures romancières contemporaines ? Qu'est-ce qui a persuadé Didier Eribon (Retour à Reims, 2009) de trahir sa classe prolétaire et devenir philosophe ? Comment Richard Wright (Black Boy, 1947) a-t-il pu être un homme de livres, lui qui, enfant, n'en possédait aucun, comment John Wideman (Suis-je le gardien de mon frère ?, 1984) a-t-il lui aussi échappé à la malédiction d'être Noir, alors que son cadet plongeait dans la délinquance ordinaire du ghetto ?

Une rencontre

À ces questions, plusieurs réponses.
Savoir avant tout que ces succès ne dépendent qu'à la marge d'un "don" qui, comme l'oeuf et la poule, est peut-être davantage le produit d'un environnement que d'une "disposition" difficilement cernable.
L'ambition, avant d'être une démarche personnelle, est tout d'abord, souvent, un cadre familial. Les parents veulent à toute force que leurs enfants, comme on dit, s'en sortent (il y a dans ce "en" la trace d'un enfermement spatial initial, d'une prison originelle dont on finit par s'évader). Il y a ensuite, explique longuement Chantal Jaquet, la rencontre avec un enseignant de valeur, l'un de ces profs de référence qui marqueront durablement un destin. Voyez le petit Camus et son instituteur, monsieur Germain. Voyez, raconte Chantal Jaquet, le petit village montagnard de T***, qui a fourni à la République, contre toute logique, quelques Normaliens et grands commis de l'État (au point que les paysans alentour avaient fini par en rire, "Alors, tu sors de l'université de T***?"), simplement parce que trente ans durant y a officié une institutrice - l'une de ces célibataires endurcies que plébiscitait la Troisième République du temps des "hussards noirs" - qui a tiré par le bout des cheveux et la peau des fesses tous les gosses qui lui étaient confiés. C'est si vrai, qu'à son départ, et lorsque l'école communale à classe unique a été fermée, les enfants de T*** sont rentrés dans la vieille malédiction bourdieusienne : un seul être vous manque et les ENS sont dépeuplées.
Autre type de rencontre, un condisciple appartenant à une classe sociale supérieure et dont l'amitié, les goûts, la séduction parfois vous ont extirpé du magma gluant où vous vous débattiez. Didier Eribon raconte ainsi qu'en classe de musique, l'un de ses camarades, pour lequel il avait, sans en être tout à fait conscient, une attirance aussi particulière que les "amitiés" de Roger Peyrefitte, manifesta une connaissance et un amour de la musique classique (cette musique qui, lorsqu'elle se déversait du transistor familial, faisait dire à la mère du jeune Didier "Arrête la messe !") qui témoignaient de l'existence d'un autre monde, aussi étranger au petit prolétaire rémois que les états et empires de la Lune pour Cyrano de Bergerac.
Par parenthèse, le destin de Rousseau eût-il été le même, quels que fussent ses "dons", s'il n'était pas tombé en amour et en admiration pour "Maman" - Madame de Warens ? L'envie de plaire est souvent une incitation à la mue sociale et intellectuelle.

La théorie des affects

En fait, explique Chantal Jaquet, pour comprendre ce qui se passe, cette étincelle qui enflamme (à vie) le jeune enfant et l'arrache à sa classe sociale, il faut passer par Spinoza et sa théorie des "affects" - au sens le plus pur du terme : quelque chose nous affecte et nous réagissons à cette stimulation. Ce peut être un affect positif (l'amour, l'admiration) ou négatif (le dégoût d'une existence misérable, la révolte contre une condition sociale imposée). Cela peut venir des parents, mais cela peut venir aussi contre les parents (et à ce titre, la fermeture, par le gouvernement PS, des "internats d'excellence", la seule invention totalement positive de l'ère Sarkozy, est un symbole fort de la volonté d'une certaine gauche pseudo-angélique de replonger les gosses des milieux populaires dans leur marasme originel : il est souvent essentiel de "dépayser" les enfants pour qu'ils donnent le meilleur d'eux-mêmes). De petits voyous s'efforçaient de "déconstruire" (les pages de Chantal Jaquet sur le sujet, où elle invoque Pascal en renfort de sa thèse, sont d'une grande pertinence) leur Moi originel, et de faire de cette déconstruction le mode de passage dans une catégorie supérieure ; et on les renvoie à leur fatalité - retourne dans ta zone d'exclusion programmée, Louis-le-Grand, ce n'est pas pour toi.
On saisit mieux les références de l'auteur quand on apprend, sur la quatrième de couverture, que Chantal Jaquet n'est pas sociologue, mais philosophe (à l'université de Paris-I Panthéon Sorbonne). Bon sang, mais c'est bien sûr ! s'exclamerait le commissaire Bourrel de notre enfance. Elle a de la culture à ne plus que savoir qu'en faire - une qualité rare chez les sociologues. Elle écrit bien, sans effet inutile, avec une grande clarté et une vraie puissance de conviction. Bref, c'est un livre qui enrichira votre été et nos certitudes : il n'y a pas de fatalité et la qualité des enseignants peut bien des choses sur cette matière si malléable qu'on appelle un enfant.

À vous de témoigner

J'inciterais volontiers les lecteurs de cette rubrique à communiquer ici leurs témoignages : quel enseignant vous a marqué, quel parent de substitution vous a arraché au destin que les sociologues avaient écrit pour vous, quel "affect" vous a fait aller de l'avant ? Confortez (ou infirmez) ces thèses en fonction de votre histoire personnelle. Face à la théorie générale de la "reproduction", les exceptions (qui pourraient, dans un système éducatif idéal, devenir la règle) sont significatives d'une faille, d'une béance même, dans laquelle l'espoir de "passer" outre son statut initial peut se faufiler."

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Chantal Jaquet invitée sur France Culture >>>>




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