dimanche 17 août 2014

DE L'APPRENTISSAGE DE LA LECTURE


Ce texte est la préface de Jacqueline de Romilly à l'ouvrage de Gilbert Sibieude et Gilbert Castellanet "Apprendre à lire à la maison. Guide des méthodes de lecture". Édition F.-X. de GUIBERT -2005.

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"Je n'ai jamais enseigné la lecture à de jeunes enfants ; et je ne suis même pas au courant de beaucoup des renseignements donnés dans ce livre ; mais je sais, ayant enseigné dans toutes les classes qui suivaient, l'extraordinaire importance qu'a cet enseignement pour toute la suite des études et de la vie.

Que la lecture, bien maîtrisée, soit la clé de tout savoir est une évidence qu'il est inutile de rappeler. Toutes les connaissances nous viennent par les livres ou les diverses façons de reproduire un texte par écrit ; tous les rêves de l'humanité, qui nous accompagneront dans la suite, sont inscrits dans les livres et se communiquent essentiellement par la lecture. Qui plus est, la lecture est le seul vrai moyen de communication ; à côté des livres, elle sert à transmettre toutes les instructions, les explications, les prises de partie, comme toutes les impressions et les sentiments de ceux qui nous sont chers et ne sont pas près de nous.

Or je sais par expérience les inconvénients qui s'attachent à une maîtrise imparfaite de la lecture. Ayant enseigné dans toutes les classes de l'enseignement secondaire ou de l'enseignement supérieur, j'ai pu constater que ceux qui n'ont pas acquis cette maîtrise s'en ressentent à jamais ; ici, c'est une hésitation pendant laquelle on perd le fil, ou bien c'est un mot sauté, que l'on a mal lu, ou bien un effort de l'attention occupée à la lecture sans aller jusqu'au bout et saisir vraiment le sens du texte que l'on a sous les yeux. L'effort d'aller jusqu'à cette compréhension du sens doit accompagner chaque petit exercice et s'épanouir ensuite dans une lecture aisée, dont on n'a plus à s'occuper tant elle est devenue naturelle. Celui qui ânonne et titube dans la lecture des textes, quels qu'ils soient, ne pourra jamais vraiment profiter de ce qui lui est communiqué et doit enrichir son esprit.

La méthode par laquelle on apprend à lire est donc importante. Et je ne saurais trop insister sur l'intérêt, à mes yeux vital, qu'il y a à employer une méthode dite syllabique ou alphabétique ou phonétique, c'est-à-dire se fondant sur des petits principes clairs et des expériences raisonnées. Il faut comprendre la méthode par laquelle on passe de l'écrit à l'oral et de l'oral au sens ; il faut procéder de façon la plus progressive et logique. De la sorte, ce que l'on aura appris pour une langue pourra servir ensuite pour une autre et permettre de s'adapter aux études ultérieures. De plus, ces petits exercices seront déjà un entraînement à la formation de l'esprit ; ils créeront l'habitude de comprendre et de progresser. Par là, ils contribueront, autant que les lectures elles-mêmes, qui en seront le résultat, à cette progression de l'esprit, qui est déjà comme un premier signe de liberté intellectuelle.

Que les parents aient un rôle à jouer dans cet apprentissage est certain. Les professeurs font ce qu'ils peuvent, beaucoup font très bien, et je n'aimerais pas encourager des critiques à l'égard des professeurs. Mais pour ces premiers efforts et ces premières découvertes, il est indispensable que les parents aident et collaborent. C'est une grande affaire que de découvrir les premiers éléments de ce qui vous ouvrira un pareil royaume. Et je me rappelle avec émotion, lorsque j'étais tout enfant, et avant d'entrer au lycée, ces moments où, chez moi, dans le voisinage de ma mère, j'apprenais à lire ; j'allais dire « j'apprenais à lire toute seule », mais elle était là, me répondait, me guidait. Je me revois assise par terre, avec des lettres, émerveillée des combinaisons que j'arrivais à dominer et toute fière de comprendre le principe - même si j'ignorais alors que la lecture remplirait toutes les heures de ma vie et serait la source de tant de joies - jusqu'au jour où, hélas, la vue me serait retirée. C'est le cas à présent et je n'en mesure que mieux l'importance et le prix de ce que j'ai ainsi appris."

Jacqueline WORMS de ROMILLY
de l'Académie française.
Août 2005