mardi 28 avril 2015

Molière nous l’avait dit

 Lu sur  le Blog de Nathalie MP 

Les réseaux sociaux, et même la presse la plus conventionnelle, se sont bien amusés cette semaine en découvrant les nouveaux programmes scolaires prévus pour la rentrée 2016. Ces derniers sont en effet truffés d’expressions compliquées d’apparence ultra-savante qui donnent à la moindre activité scolaire un vernis hautement intellectuel, et surtout prétentieux, à défaut de proposer un contenu de connaissances effectives.
Sous le titre « Les nouvelles perles de la novlangue pédagogiste », Le Figaro nous en a fait une petite recension amusante. Ainsi, l’apprentissage des langues étrangères et régionales, n’oublions pas les régionales, se propose d’aider les élèves à « aller de soi et de l’ici vers l’autre et l’ailleurs. » C’est mignon, c’est poétique, c’est métaphysique. Pour un enseignement plus classique dans le style « Whose car is it ? It’s John’s », on repassera. 
En Education physique et sportive (ou EPS), les élèves sont invités à « traverser l’eau en équilibre horizontal » dans un « milieu aquatique profond standardisé. » Ca a l’air difficile, hostile et périlleux. Il parait que ça veut dire nager dans une piscine, tout simplement. Si l’on mêle, comme l’a fait malicieusement et judicieusement Pont d’Arcole sur Twitter, les différents sabirs administratifs qui font fureur depuis quelques temps, au gré de l’évolution des lois et des programmes, on obtient à peu près ça : 

"Parent 1, le référentiel bondissant est tombé dans le milieu aquatique profond standardisé" "Papa, le ballon est tombé dans la piscine"

Toute ressemblance avec ce court extrait des Précieuse ridicules, dont Molière aurait fait aujourd’hui un tweet à succès, serait naturellement purement fortuite :
MAROTTE (Servante) – Voilà un laquais, qui demande, si vous êtes au logis, et dit que son maître vous veut venir voir.
MAGDELON (Précieuse ridicule) – Apprenez, sotte, à vous énoncer moins vulgairement. Dites : « Voilà un nécessaire qui demande ; si vous êtes en commodité d’être visibles. »
Par ma foi, il y a plus de quarante ans que je « traverse l’eau etc…, » sans que j’en susse rien, pourrais-je dire à la manière du Bourgeois gentilhomme. En lisant l’article du Figaro, je n’ai pu m’empêcher de penser à Monsieur Jourdain, tout étonné d’apprendre qu’il s’exprimait en prose à la perfection quand il demandait à sa bonne, Nicole, de lui apporter ses pantoufles et son bonnet de nuit. Tout étonné également d’apprendre que « Belle Marquise, vos beaux yeux me font mourir d’amour » est finalement la meilleure tournure possible pour écrire un billet doux à sa belle, alors que « Vos yeux beaux d’amour me font, belle Marquise, mourir » serait sans doute plus dans le goût « transversal » et « spiralaire » de l’Education nationale d’aujourd’hui.
Monsieur Jourdain peut donc s’extasier à loisir sur ses capacités : « Je n’ai point étudié, et j’ai fait cela tout du premier coup. » Voilà exactement ce que le pédagogisme actuel tend à nous faire accroire. Il ne s’agit nullement de mettre le savoir au coeur de l’enseignement afin de doter les élèves de connaissances solides. C’est au contraire l’élève qui va auto-générer ses savoirs, avec les merveilleux résultats que l’on sait, au fil des enquêtes PISA qui portent pourtant plutôt sur les sciences, les mathématiques et la compréhension de l’écrit.
Dans Le Bourgeois gentilhomme, Molière nous fait passer deux autres messages très intéressants en rapport avec la réalité sociale, politique et économique la plus contemporaine.
1. Les Maîtres ont beau être des Maîtres, ils sont d’une jalousie extrême quant à leur art et quant à leur façon personnelle de l’aborder. Rien n’est plus beau, ni plus adéquat que la matière qu’ils pratiquent et enseignent, et dans cette matière, leur méthode et leur compréhension est la meilleure. Leur partialité est telle qu’il ne leur faut que quelques minutes pour en venir aux mains et se battre comme des garnements de cour de récréation, Maître de Philosophie compris, alors que ce dernier a commencé par faire la morale à ses confrères sur le mode : « Un homme sage est au-dessus de toutes les injures qu’on lui peut dire ; et la grande réponse qu’on doit faire aux outrages, c’est la modération, et la patience. » 
On pense immédiatement au cloisonnement extrêmement serré qui existe entre les différentes branches de la recherche universitaire, qui aboutit trop souvent à rejeter des étudiants de valeur au motif que leur sujet de recherche n’est pas parfaitement raccord avec la définition du département et à les pousser vers des universités étrangères plus ouvertes. On pense aux professeurs du secondaire chez lesquels on a pu observer le peu de cas qu’ils font les uns des autres si leur matière n’est pas concernée. Lors d’une tentative de réforme des filières S et ES sous le précédent quinquennat, les professeurs d’Histoire ont jugé intolérable que leur matière ne soit pas enseignée jusqu’au Bac en section S tout en se fichant pas mal que ce soit le cas de la SVT pour la section ES. On pense aussi aux pugilats verbaux assez fréquents qui éclatent sur les plateaux de télévision entre experts divers et variés, ainsi qu’aux campagnes de dénigrement qui tombent sur un malheureux chercheur qui s’éloigne des canons autorisés.
2. Les Maîtres ont beau être des Maîtres, il faut bien vivre. Le Maître à Danser se plaint au Maître de Musique que leur élève ne soit guère versé dans les arts qu’ils doivent lui enseigner :
MAÎTRE DE MUSIQUE – Il est vrai qu’il les connaît mal, mais il les paye bien ; et c’est de quoi maintenant nos arts ont plus besoin, que de toute autre chose.    (…)
MAÎTRE À DANSER.- Il y a quelque chose de vrai dans ce que vous dites ; mais je trouve que vous appuyez un peu trop sur l’argent ; et l’intérêt est quelque chose de si bas, qu’il ne faut jamais qu’un honnête homme montre pour lui de l’attachement.
MAÎTRE DE MUSIQUE.- Vous recevez fort bien pourtant l’argent que notre homme vous donne.
En langage des manifestations syndicales du XXIè siècle, cela veut dire : « La culture n’est pas une marchandise » suivi tout aussitôt de « Plus de moyens pour la culture. » Nos moyens, bien sûr, sonnants et trébuchants, à aligner sans condition.
Sans condition et si possible sans trop comprendre. Il serait terrifiant qu’un citoyen se mette en tête de vouloir vérifier ce que les Maîtres font. Chez Molière, les maîtres sont parfois des Médecins, d’illustres Médecins. Par exemple Messieurs Diafoirus père et fils, médecins du Malade imaginaire. Le fils est un idiot patenté, qui répète comme un perroquet les diagnostics absurdes de son père et le père est un petit affairiste soucieux de n’avoir affaire qu’à des clients du « public », c’est à dire des gens ordinaires sans trop d’instruction, afin de n’être point confronté à des exigences extravagantes telles que les guérir par exemple. C’est tout à fait le genre de « public » que nos hommes politiques adorent. Il serait du dernier fâcheux que les électeurs se mettent à exiger que les politiques publiques lancées à grands frais donnent des résultats :
MONSIEUR DIAFOIRUS – (…) Le public est commode. Vous n’avez à répondre de vos actions à personne, et pourvu que l’on suive le courant des règles de l’art, on ne se met point en peine de tout ce qui peut arriver. Mais ce qu’il y a de fâcheux auprès des grands, c’est que quand ils viennent à être malades, ils veulent absolument que leurs médecins les guérissent.
Moralité : soyons moins « public », soyons « grands ».
Rien de tel qu’un langage bien obscur pour éviter toute curiosité mal placée. Le latin d’hier, pratiquement éradiqué des nouveaux programmes scolaires, a été avantageusement remplacé par le jargon de la finance et de l’économie (quantitative easing, pacte de stabilité…) et celui d’internet (FAI, boîtes noires, hébergeurs, principe de proportionnalité…) sans que nos hommes politiques en soient forcément plus instruits que nous, ou plus instruits que Sganarelle ne l’était en médecine et en latin. S’ils se trompent, l’argument d’autorité est censé fonctionner : ils ont changé tout cela car ils sont les forces de progrès et nous ne sommes que des ignorants. Et hop, la Loi Renseignement va passer comme une lettre à la poste.
SGANARELLE, en faisant diverses plaisantes postures – Cabricias arci thuram, catalamus, singulariter, nominativo hæc Musa, « la Muse », bonus, bona, bonum, Deus sanctus, estne oratio latinas ? Etiam, « oui », Quare, « pourquoi ? » Quia substantivo et adjectivum concordat in generi, numerum, et casus.
GÉRONTE – Ah ! que n’ai-je étudié ! (…)
SGANARELLE – Or ces vapeurs, dont je vous parle, venant à passer du côté gauche, où est le foie, au côté droit, où est le cœur, (…)
GÉRONTE – On ne peut pas mieux raisonner sans doute. Il n’y a qu’une seule chose qui m’a choqué. C’est l’endroit du foie et du cœur. Il me semble que vous les placez autrement qu’ils ne sont. Que le cœur est du côté gauche, et le foie du côté droit.
SGANARELLE – Oui, cela était, autrefois, ainsi ; mais nous avons changé tout cela, et nous faisons maintenant la médecine d’une méthode toute nouvelle.
GÉRONTE – C’est ce que je ne savais pas : et je vous demande pardon de mon ignorance.
Dans ces conditions, le « milieu aquatique profond » ne donne plus tellement envie de rire. On comprend mieux ce que j’appellerais volontiers la « Tentation d’Alceste », c’est à dire une amertume profonde face à une société qui met systématiquement en avant les faux-semblants et les monnaies sans valeur, qui préfère se forcer à rire plutôt que regarder la vérité en face, qui s’enthousiasme sans raison à tout propos et accepte toutes les déraisons.
Si Molière met en garde contre les penchants portés jusqu’à l’excès, incarnés dans l’Avare obnubilé par sa cassette ou dans Orgon obnubilé par un Tartuffe plaqué en Confiteor, le cas du Misanthrope n’est pas si tranché : Alceste, celui qui semble exagérément ombrageux, n’a pas toujours tort, et Philinte, celui qui semble toujours d’humeur égale en toutes circonstances, n’a pas toujours raison. C’est du moins mon avis.
ALCESTE – Je ne me moque point, Et je vais n’épargner personne sur ce point.
Mes yeux sont trop blessés ; et la cour, et la ville, Ne m’offrent rien qu’objets à m’échauffer la bile :
J’entre en une humeur noire, en un chagrin profond,
Quand je vois vivre entre eux, les hommes comme ils font ;
Je ne trouve, partout, que lâche flatterie,
Qu’injustice, intérêt, trahison, fourberie ; Je n’y puis plus tenir, j’enrage, et mon dessein
Est de rompre en visière à tout le genre humain.
Aujourd’hui, vous pouvez m’appeler Alcestine.

Pratique, inépuisable, à consommer sans modération : Tout Molière. net pour tout savoir sur le monde et les humains d’hier et d’aujourd’hui.