Lu sur le Blog de Nathalie MP
Les réseaux sociaux, et même la presse la plus conventionnelle, se sont bien amusés cette semaine en découvrant les nouveaux programmes
scolaires prévus pour la rentrée 2016. Ces derniers sont en effet
truffés d’expressions compliquées d’apparence ultra-savante qui donnent à
la moindre activité scolaire un vernis hautement intellectuel, et
surtout prétentieux, à défaut de proposer un contenu de connaissances
effectives.
Sous le titre « Les nouvelles perles de la novlangue pédagogiste », Le Figaro
nous en a fait une petite recension amusante. Ainsi, l’apprentissage
des langues étrangères et régionales, n’oublions pas les régionales, se
propose d’aider les élèves à « aller de soi et de l’ici vers l’autre et l’ailleurs. » C’est mignon, c’est poétique, c’est métaphysique. Pour un enseignement plus classique dans le style « Whose car is it ? It’s John’s », on repassera.
En Education physique et sportive (ou EPS), les élèves sont invités à « traverser l’eau en équilibre horizontal » dans un « milieu aquatique profond standardisé. »
Ca a l’air difficile, hostile et périlleux. Il parait que ça veut dire
nager dans une piscine, tout simplement. Si l’on mêle, comme l’a fait
malicieusement et judicieusement Pont d’Arcole sur Twitter, les
différents sabirs administratifs qui font fureur depuis quelques temps,
au gré de l’évolution des lois et des programmes, on obtient à peu près
ça :
"Parent 1, le référentiel bondissant est tombé dans le milieu aquatique profond standardisé"
"Papa, le ballon est tombé dans la piscine"
Toute ressemblance avec ce court extrait des Précieuse ridicules, dont Molière aurait fait aujourd’hui un tweet à succès, serait naturellement purement fortuite :
MAROTTE (Servante) – Voilà un laquais, qui demande, si vous êtes au logis, et dit que son maître vous veut venir voir.
MAGDELON (Précieuse ridicule) – Apprenez, sotte, à vous énoncer moins vulgairement. Dites : « Voilà un nécessaire qui demande ; si vous êtes en commodité d’être visibles. »
Par ma foi, il y a plus de quarante ans que je « traverse l’eau etc…, »
sans que j’en susse rien, pourrais-je dire à la manière du Bourgeois
gentilhomme. En lisant l’article du Figaro, je n’ai pu m’empêcher de
penser à Monsieur Jourdain, tout étonné d’apprendre qu’il s’exprimait en
prose à la perfection quand il demandait à sa bonne, Nicole, de lui
apporter ses pantoufles et son bonnet de nuit. Tout étonné également
d’apprendre que « Belle Marquise, vos beaux yeux me font mourir d’amour » est finalement la meilleure tournure possible pour écrire un billet doux à sa belle, alors que « Vos yeux beaux d’amour me font, belle Marquise, mourir » serait sans doute plus dans le goût « transversal » et « spiralaire » de l’Education nationale d’aujourd’hui.
Monsieur Jourdain peut donc s’extasier à loisir sur ses capacités : « Je n’ai point étudié, et j’ai fait cela tout du premier coup. » Voilà
exactement ce que le pédagogisme actuel tend à nous faire accroire. Il
ne s’agit nullement de mettre le savoir au coeur de l’enseignement afin
de doter les élèves de connaissances solides. C’est au contraire l’élève
qui va auto-générer ses savoirs, avec les merveilleux résultats que
l’on sait, au fil des enquêtes PISA qui portent pourtant plutôt sur les sciences, les mathématiques et la compréhension de l’écrit.
Dans Le Bourgeois gentilhomme,
Molière nous fait passer deux autres messages très intéressants en
rapport avec la réalité sociale, politique et économique la plus
contemporaine.
1. Les Maîtres ont beau être des Maîtres,
ils sont d’une jalousie extrême quant à leur art et quant à leur façon
personnelle de l’aborder. Rien n’est plus beau, ni plus adéquat que la
matière qu’ils pratiquent et enseignent, et dans cette matière, leur
méthode et leur compréhension est la meilleure. Leur partialité est
telle qu’il ne leur faut que quelques minutes pour en venir aux mains et
se battre comme des garnements de cour de récréation, Maître de
Philosophie compris, alors que ce dernier a commencé par faire la morale
à ses confrères sur le mode : « Un homme sage est au-dessus de
toutes les injures qu’on lui peut dire ; et la grande réponse qu’on doit
faire aux outrages, c’est la modération, et la patience. »
On pense immédiatement au cloisonnement
extrêmement serré qui existe entre les différentes branches de la
recherche universitaire, qui aboutit trop souvent à rejeter des
étudiants de valeur au motif que leur sujet de recherche n’est pas
parfaitement raccord avec la définition du département et à les pousser
vers des universités étrangères plus ouvertes. On pense aux professeurs
du secondaire chez lesquels on a pu observer le peu de cas qu’ils font
les uns des autres si leur matière n’est pas concernée. Lors d’une
tentative de réforme des filières S et ES sous le précédent quinquennat,
les professeurs d’Histoire ont jugé intolérable que leur matière ne
soit pas enseignée jusqu’au Bac en section S tout en se fichant pas mal
que ce soit le cas de la SVT pour la section ES. On pense aussi aux
pugilats verbaux assez fréquents qui éclatent sur les plateaux de
télévision entre experts divers et variés, ainsi qu’aux campagnes de
dénigrement qui tombent sur un malheureux chercheur qui s’éloigne des
canons autorisés.
2. Les Maîtres ont beau être des Maîtres,
il faut bien vivre. Le Maître à Danser se plaint au Maître de Musique
que leur élève ne soit guère versé dans les arts qu’ils doivent lui
enseigner :
MAÎTRE DE MUSIQUE – Il est vrai qu’il les connaît mal, mais il les paye bien ; et c’est de quoi maintenant nos arts ont plus besoin, que de toute autre chose. (…)MAÎTRE À DANSER.- Il y a quelque chose de vrai dans ce que vous dites ; mais je trouve que vous appuyez un peu trop sur l’argent ; et l’intérêt est quelque chose de si bas, qu’il ne faut jamais qu’un honnête homme montre pour lui de l’attachement.MAÎTRE DE MUSIQUE.- Vous recevez fort bien pourtant l’argent que notre homme vous donne.
En langage des manifestations syndicales du XXIè
siècle, cela veut dire : « La culture n’est pas une marchandise » suivi
tout aussitôt de « Plus de moyens pour la culture. » Nos moyens, bien
sûr, sonnants et trébuchants, à aligner sans condition.
Sans condition et si possible sans trop
comprendre. Il serait terrifiant qu’un citoyen se mette en tête de
vouloir vérifier ce que les Maîtres font. Chez Molière, les maîtres sont
parfois des Médecins, d’illustres Médecins. Par exemple Messieurs
Diafoirus père et fils, médecins du Malade imaginaire. Le fils
est un idiot patenté, qui répète comme un perroquet les diagnostics
absurdes de son père et le père est un petit affairiste soucieux de
n’avoir affaire qu’à des clients du « public », c’est à dire des gens
ordinaires sans trop d’instruction, afin de n’être point confronté à des
exigences extravagantes telles que les guérir par exemple. C’est tout à
fait le genre de « public » que nos hommes politiques adorent. Il
serait du dernier fâcheux que les électeurs se mettent à exiger que les
politiques publiques lancées à grands frais donnent des résultats :
MONSIEUR DIAFOIRUS – (…) Le public est commode. Vous n’avez à répondre de vos actions à personne, et pourvu que l’on suive le courant des règles de l’art, on ne se met point en peine de tout ce qui peut arriver. Mais ce qu’il y a de fâcheux auprès des grands, c’est que quand ils viennent à être malades, ils veulent absolument que leurs médecins les guérissent.
Moralité : soyons moins « public », soyons « grands ».
Rien de tel qu’un langage bien obscur
pour éviter toute curiosité mal placée. Le latin d’hier, pratiquement
éradiqué des nouveaux programmes scolaires, a été avantageusement
remplacé par le jargon de la finance et de l’économie (quantitative
easing, pacte de stabilité…) et celui d’internet (FAI, boîtes noires,
hébergeurs, principe de proportionnalité…) sans que nos hommes
politiques en soient forcément plus instruits que nous, ou plus
instruits que Sganarelle ne l’était en médecine et en latin. S’ils se
trompent, l’argument d’autorité est censé fonctionner : ils ont changé
tout cela car ils sont les forces de progrès et nous ne sommes que des
ignorants. Et hop, la Loi Renseignement va passer comme une lettre à la
poste.
SGANARELLE, en faisant diverses plaisantes postures – Cabricias arci thuram, catalamus, singulariter, nominativo hæc Musa, « la Muse », bonus, bona, bonum, Deus sanctus, estne oratio latinas ? Etiam, « oui », Quare, « pourquoi ? » Quia substantivo et adjectivum concordat in generi, numerum, et casus.GÉRONTE – Ah ! que n’ai-je étudié ! (…)SGANARELLE – Or ces vapeurs, dont je vous parle, venant à passer du côté gauche, où est le foie, au côté droit, où est le cœur, (…)GÉRONTE – On ne peut pas mieux raisonner sans doute. Il n’y a qu’une seule chose qui m’a choqué. C’est l’endroit du foie et du cœur. Il me semble que vous les placez autrement qu’ils ne sont. Que le cœur est du côté gauche, et le foie du côté droit.SGANARELLE – Oui, cela était, autrefois, ainsi ; mais nous avons changé tout cela, et nous faisons maintenant la médecine d’une méthode toute nouvelle.GÉRONTE – C’est ce que je ne savais pas : et je vous demande pardon de mon ignorance.
Dans ces conditions, le « milieu aquatique profond » ne donne plus tellement envie de rire. On comprend mieux ce que j’appellerais volontiers la « Tentation d’Alceste », c’est
à dire une amertume profonde face à une société qui met
systématiquement en avant les faux-semblants et les monnaies sans
valeur, qui préfère se forcer à rire plutôt que regarder la vérité en
face, qui s’enthousiasme sans raison à tout propos et accepte toutes les
déraisons.
Si Molière met en garde contre les
penchants portés jusqu’à l’excès, incarnés dans l’Avare obnubilé par sa
cassette ou dans Orgon obnubilé par un Tartuffe plaqué en Confiteor, le
cas du Misanthrope n’est pas si tranché : Alceste, celui qui semble
exagérément ombrageux, n’a pas toujours tort, et Philinte, celui qui
semble toujours d’humeur égale en toutes circonstances, n’a pas toujours
raison. C’est du moins mon avis.
ALCESTE – Je ne me moque point, Et je vais n’épargner personne sur ce point.Aujourd’hui, vous pouvez m’appeler Alcestine.
Mes yeux sont trop blessés ; et la cour, et la ville, Ne m’offrent rien qu’objets à m’échauffer la bile :
J’entre en une humeur noire, en un chagrin profond,
Quand je vois vivre entre eux, les hommes comme ils font ;
Je ne trouve, partout, que lâche flatterie,
Qu’injustice, intérêt, trahison, fourberie ; Je n’y puis plus tenir, j’enrage, et mon dessein
Est de rompre en visière à tout le genre humain.
Pratique, inépuisable, à consommer sans modération : Tout Molière. net pour tout savoir sur le monde et les humains d’hier et d’aujourd’hui.